Consultez ma
page d'accueil.
Consultez mes autres articles en histoire des théories
de la musique:
1. La Division
du canon de
l'école euclidienne
On connaît plusieurs textes anciens qui traitent de
théorie musicale, sans compter les passages que des
philosophes comme Platon, Aristote, etc. consacrent à la
question. En réalité, l'intérêt des Grecs
pour ce sujet est très ancien, la tradition faisant remonter
aux pythagoriciens l'étude arithmétique des intervalles
musicaux. Conscient du caractère extrêmement partiel du
"coup d'oeil" que je porte ici, je choisis le texte de la Division
du canon (3), commode par sa brièveté, et cependant
suffisamment révélateur du type d'approche
pratiqué généralement par les Anciens (4).
Au départ un prologue déclare qu'il y a des sons, parce
qu'il y a des chocs, c'est-à-dire un certain type de
mouvements. Ces mouvements sont plus ou moins denses, plus ou moins
nombreux; or "toutes choses composées de parties sont dites en
rapport de nombre à nombre entre elles". Naturellement, par
nombre entendons ici nombre entier,
le seul concept
numérique que les Grecs admettent. Deux sons musicaux, formant
un intervalle, font donc entre eux un certain
rapport
numérique, une certaine proportion. Le postulat
fondamental de la Division du canon est alors que deux
sons
sont consonants lorsqu'ils correspondent à un intervalle
multiple ou surperparticulier. Ce postulat établit a
priori, sans discussion possible, un rapport entre la qualité
sensible de la consonance (le fait que les deux sons soient
agréables) et une certaine situation arithmétique
(5).
Cela admis, le plan du traité, en deux parties, en
découle logiquement. La première énonce et
démontre une série de propositions purement
arithmétiques, apparemment sans rapport avec la musique. La
seconde partie applique les résultats de la
première au cas de la musique, de sorte que la beauté
musicale semble n'être plus qu'une question de
mathématiques justiciable d'un traitement more
geometrico.
Examinons pour commencer les premières propositions de la
Division du canon (6). Je me limiterai à de brefs
commentaires, mon but n'étant pas d'étudier pour
elles-mêmes ces propositions, mais de montrer ce que l'auteur
euclidien en tire, et de quelle manière, pour établir
sa théorie de la musique.
I. Si un intervalle multiple, composé deux fois,
fait un
intervalle, ce dernier est aussi multiple.
Sachant aujourd'hui qu'à la composition de deux
intervalles correspond la multiplication des rapports qui les
représentent, il est immédiat que le produit d'un
rapport entier ("multiple") par lui-même produit un rapport
entier (ainsi la composition de deux octaves, de rapport 2, produit
la double octave de rapport 4).
II. Si un intervalle deux fois composé donne un
intervalle multiple, cet intervalle est lui-même
multiple.
Cette seconde proposition est beaucoup moins évidente que la
première. Traduite en termes modernes sans plus de
réflexion, elle revient à dire que la racine
carré d'un entier est un entier; ce qui semble tout à
fait faux. Mais il faut comprendre que les seuls nombres dont il est
question sont les entiers ou les rapports d'entiers,
c'est-à-dire les nombres appelés aujourd'hui
rationnels. Or il est bien exact que la racine carré
d'un entier, si elle est rationnelle est nécessairement
elle-même entière (7).
III. Dans un intervalle superparticulier ne tombe ni
un, ni
plusieurs nombres moyens proportionnels.
Un rapport superparticulier est une proportion pouvant être
réduite à (n + 1)/n ,n
étant entier. Exemple: 6/4 qui peut être réduit
à 3/2. Il est évident qu'il ne peut pas y avoir
d'entier m tel que (n + 1)/m
= m
/n ... (8)
Les deux propositions suivantes ne sont guère difficiles à comprendre, sinon à prouver.
IV. Si un intervalle non multiple est composé deux fois, le tout n'est ni multiple, ni superparticulier.
V. Si un intervalle composé deux fois ne donne pas un intervalle multiple, il n'est pas lui-même multiple.
La sixième proposition introduit les deux plus grands rapports superparticuliers. Selon leur définition, nous pouvons dire en effet que les rapports superparticuliers se rangent par ordre décroissant (ils tendent vers l'unité) selon que n croît:
Le premier, 3/2, est appelé sesquialtère; le second, 4/3, sesquitierce; le troisième, 5/4, sesquiquarte; etc.
VI. L'intervalle double est formé des deux
intervalles
superparticuliers maximaux, le sesquialtère et le
sesquitierce.
Cette proposition exprime seulement, on le voit, que le produit de
3/2 par 4/3 est le nombre 2.
Les trois propositions suivantes expriment, à leur
manière, des résultats numériques du même
genre.
C'est avec la dixième proposition que l'"application" à la musique commence. Il faut reconnaître que l'"effet démonstratif" est assez impressionnant, même si l'on garde conscience que le postulat du Prologue contient l'essentiel des conséquences musicales déductibles de la science arithmétique. Au surplus, des données de l'expérience sont introduites subrepticement, ce qu'il importe de bien percevoir, même si elles sont tout à fait élémentaires et parfaitement justifiables.
X. Le diapason [octave] est un intervalle multiple.
La proposition est accompagnée de cette
démonstration:
En effet deux sons distants d'un intervalle de deux octaves sont
consonants. Cet intervalle de deux octaves est donc multiple ou
superparticulier (Postulat du Prologue). Mais il ne peut pas
être superparticulier (prop. 3), donc il est multiple. Donc
l'octave est aussi multiple (prop. 2).
Donnée de fait: la double octave est consonante. De cette
donnée sensible, du Postulat fondamental et des propositions
arithmétiques précédemment prouvées
résulte en pleine rigueur que l'intervalle d'octave est
multiple. Bien entendu, on cherche à montrer que c'est
l'intervalle double.
XI. Le diatessaron [quarte] et le diapente [quinte]
sont l'un
et l'autre superparticuliers.
Démonstration:
Deux sons séparés de deux quartes sont dissonants, donc
l'intervalle de deux quartes n'est pas multiple. Mais deux sons
séparés par une quarte sont consonants. Donc la quarte
est superparticulière. Même raisonnement pour la
quinte.
Ce nouveau raisonnement, fort élégant, fait lui aussi
appel à une donnée de fait, à savoir que la
double quarte (et la double quinte) est dissonante. Puis la nature de
l'octave est élucidée dans la proposition suivante.
XII. Le diapason [octave] est un intervalle double.
Démonstration:
Il est multiple. Il est donc au moins double. Mais l'intervalle
double est composé des deux plus grands intervalles
superparticuliers. S'il était plus grand que l'intervalle
double, il ne serait donc pas composé de deux
superparticuliers. Or il est formé de la quarte et de la
quinte qui sont superparticuliers. Donc il est double.
On voit qu'a lieu, là encore, un appel à une
donnée de fait ou plutôt à une expérience
de "solfège": l'octave est formé de la quarte et de la
quinte. Seule l'expérience musicale peut nous apprendre cela,
pas les mathématiques.
Après cet important résultat, d'autres suivent sans
difficulté. La quinte est l'intervalle sesquialtère, la
quarte le sesquitierce; quinte plus octave forment l'intervalle
triple, deux octaves font l'intervalle quadruple; le ton,
différence entre la quinte et la quarte, est un intervalle
sesquioctave (9/8); etc. Voici déterminées les valeurs
des proportions qui correspondent aux principaux intervalles musicaux
(9).
Ainsi, moyennant un postulat de départ jetant a priori
un pont entre le monde sensible des sons et le monde intelligible des
nombres, moyennant aussi quelques données de fait admises sans
discussion, les éléments essentiels de théorie
musicale grecque se trouvent établis par démonstration.
Comprendre les motifs et l'enjeu réel de la Division du
canon est une tâche délicate. Car il est clair que
si l'on s'avise de mettre en doute le postulat de départ, la
raison d'être du texte disparaît aussitôt. Du point
de vue de l'histoire des idées, en revanche, il est
intéressant de chercher à déterminer ce que le
traité serait susceptible d'apporter si l'on admettait son
postulat initial. Or, puisqu'on est en présence de
propositions accompagnées de leurs preuves, il est facile de
faire le partage entre ce qui est posé et ce qui
prouvé. On peut ainsi dire avec précision quels
"axiomes" sont requis pour parvenir à tel
théorème. Par exemple, pour atteindre le
résultat que l'octave est l'intervalle double, il faut
admettre que la double octave est consonante (prop. X), que la quarte
est consonante mais pas la double quarte, que, semblablement, la
quinte est consonante mais pas la double quinte (prop. XI) et que
l'octave est formée de la quarte et de la quinte (prop. XII).
Ayant prouvé que l'octave est l'intervalle double, on a aussi
prouvé par là même que l'octave est consonante.
Mais ce résultat de sensation sonore n'est pas
énoncé par l'auteur de la Division du canon et
cela se comprend: puisqu'il a dû admettre comme une
donnée de l'expérience que la quarte et la quinte sont
consonantes, a fortiori devrait-il le faire pour
l'octave, un
intervalle perçu comme plus consonant. Mais d'un autre
côté, la construction axiomatique du traité ne
l'y oblige pas et c'est pourquoi il ne le fait pas.
Tout l'ensemble du traité tend vers un but: déduire
logiquement les proportions arithmétiques attachées aux
intervalles musicaux à partir du postulat initial et de
données de "solfège". Ce que l'on découvre ici,
c'est que l'axiomatique qui autorise cette déduction est, au
sens même que les logiciens contemporains donnent à ce
terme, peu naturelle. Pour que toutes les
conséquences
de théorie musicale soient déductibles, il est
nécessaire de choisir des axiomes suffisamment forts.
D'où une certaine bizarrerie, la démarche ne
procédant pas toujours du simple au complexe: par exemple, la
consonance de l'octave se trouve tirée de celle de la double
octave, et non l'inverse. Cette situation rappelle tout à fait
celle des systèmes axiomatiques "classiques"
(c'est-à-dire non naturels), du genre de ceux de
Russell, dans lesquels une proposition simple (comme la loi de la
double négation, la loi du tiers exclu,...) est déduite
d'axiomes qui sont moins simples qu'elle-même. On sait que
cette bizarrerie, ainsi que le désir de trouver
aisément des démonstrations, a justement
été à l'origine des systèmes logiques
dits de déduction naturelle (10), dans lesquels la
preuve va toujours du simple au complexe et où le
théorème à prouver, pour ainsi dire, contient en
germe sa propre démonstration. Exactement comme le logicien
des systèmes classiques doit dépenser de gros efforts
pour "inventer" les démonstrations de ses
théorèmes, et paraît par là même
plus "génial" que celui qui pratique mécaniquement la
déduction naturelle, de même l'auteur de la Division
du canon se trouve conduit à faire preuve d'une certaine
virtuosité logique pour concentrer dans quelques axiomes (de
"solfège") et déduire d'eux tout son savoir musical.
C'est de là que vient l'apparence de puissance
démonstrative du traité. Mais en définitive,
cela n'a rien de surprenant. On le savait bien, l'axiomatique
euclidienne est de nature classique et non pas naturelle;
et
on en a ici un bon exemple.
2. L'apogée de la
musique
arithmétique: le Tentamen novae theoriae musicae de
Leonard Euler (1739) (11)
Au milieu du XVIIIe siècle, au moment où la musique dite classique acquiert ses lettres de noblesse avec Bach (1685-1750), Haendel (1685-1759), Rameau (1683-1764), Haydn (1732-1809), Mozart (1756-1791), etc., deux mathématiciens particulièrement illustres, Euler et d'Alembert, produisent des théories de la musique. Le fait n'est évidemment pas le résultat d'un "hasard historique". Il représente au contraire la prolongation d'une tradition (12). Du reste, au siècle précédent, plusieurs savants avaient déjà pris la fantaisie de porter leur attention sur le même sujet: Descartes (Compendium musicae), Galilée (fin de la 1re journée des Discorsi), Mersenne (l'énorme ouvrage de l'Harmonie universelle), Leibniz "en amateur" (13). Mais au XVIIIe siècle, c'est la musique elle-même qui change, l'harmonie classique détrônant définitivement le contrepoint médiéval. Il fallait donc expliquer ce changement, en faire la théorie, et la tâche pouvait inspirer, à juste titre, tout savant féru de musique.
Euler (1707-1783) a 24 ans lorsqu'il écrit, en 1731, son
Tentamen novae theoriae musicae ex certissimis harmoniae
principiis dilucide expositae (Essai d'une nouvelle
théorie de la musique, exposée en toute clarté
selon les principes de l'harmonie les mieux fondés). C'est
une oeuvre de 263 pages, écrite en latin, qui ne sera
publiée qu'en 1739. A cette époque Euler est
déjà connu comme mathématicien et se trouve
à St Pétersbourg, où il occupera bientôt
la chaire de mathématiques. Il est fort
intéressé par tout ce qui touche à la musique.
Il a publié à Bâle, en 1727, une "thèse
sur le son" où il compare les sons produits par les cordes
vibrantes avec ceux engendrés par les instruments à
vent.
Vers 1726 déjà, Euler avait projeté le plan
d'une oeuvre considérable sur la musique. A part le fait que
les sons devaient y être notés par des numéros
d'ordre dans la gamme, l'objet d'étude restait proche des
réalités musicales. La dernière section, par
exemple, devait analyser les différentes sortes de morceaux de
musique (sarabande, courante, etc.). Mais le départ du
mathématicien pour St Pétersbourg (1727) et ses autres
travaux l'empêchèrent de poursuivre dans cette voie
initiale. C'est finalement une oeuvre beaucoup plus mûrie qui
vit le jour en 1739 (14).
Au reste, Euler resta toute sa vie intéressé par les
questions de musique. Il apporta des précisions à sa
nouvelle théorie par quelques articles (la plupart en
français), montrant, comme nous le verrons, qu'il savait tenir
compte des critiques qu'on avait adressées à ses
conceptions.
Passant sur le premier chapitre (sur le son et l'ouïe), j'en
viens tout de suite aux fondements de la théorie musicale
d'Euler (exposés dans le deuxième chapitre "De
suavitate et principiis harmoniae"). Comment expliquer que certains
sons sont agréables et d'autres non? Il semble paradoxal de
trouver une règle, puisque les mêmes choses ne plaisent
pas à tout le monde, ou que le goût d'une même
personne peut évoluer. Peut-on enfermer un art, comme la
musique, dans des lois? Euler répond que, comme pour tous les
beaux-arts, il faut se fier à l'opinion des personnes
éclairées, donc en musique celles dont l'oreille a
été exercée et qui pourront apercevoir les
justes lois que dicte la nature:
"Sed Musicum similem se genere oportet Architecto, qui plurimorum perversa de aedificiis iudicia non curans secundum certas et in natura ipsa fundatas leges aedes exstruit; quae etiamsi harum rerum ignaris non placeant, tamen, dum intelligentibus probentur, contentus est." [OO (= Opera Omnia), 3a, I, 224]
[Nous répondrons que le musicien doit se conduire comme l'architecte qui, s'inquiétant peu des mauvais jugements que porte sur les édifices la multitude ignorante, construit suivant des lois certaines et fondées sur la nature, et se contente de l'approbation des personnes éclairées en cette matière.]
Cette remarque préalable étant faite, Euler affirme
que tout plaisir provient de la perception de la perfection,
tout être normalement constitué recherchant
celle-ci:
"Certum est enim perceptionem perfectionis voluptatem parere hocque omnium spirituum esse proprium, ut perfectionibus detegendis et intuendis delectentur, ea vero omnia, in quibus vel perfectionem deficere vel imperfectionem adesse intelligunt, aversentur." [OO, 3a, I, 225]
[Il est certain que toute perfection fait naître le plaisir et que c'est une propriété commune à tous les esprits, aussi bien de se réjouir à la découverte et à la contemplation d'un objet parfait, que d'éprouver de l'aversion pour ce qui manque de perfection ou que des imperfections dégradent.]
Cependant, comme nous le montre l'exemple d'une horloge, la perfection se réduit à l'ordre.
"Contemplemur exempli causa horologium, cuius finis est temporis partes et divisiones ostendere: id maxime nobis placebit, si ex eius structura intelligimus omnes eius partes ita esse confectas et inter se conjunctas, ut omnes ad tempus exacte indicandum concurrant."
"Ex hisce sequitur, in qua re insit perfectio, in eadem ordinem necessario inesse debere." [OO, 3a, I, 225][Prenons pour exemple une horloge, dont la destination est de marquer les divisions du temps; elle nous plaira au plus haut degré, si l'examen de la structure nous fait comprendre que les différentes parties en sont disposées et combinées de telle manière que toutes concourent à indiquer le temps avec exactitude.
Ainsi, dans toute chose où il y a de la perfection, il y a nécessairement aussi de l'ordre.]"Vicissim igitur etiam intelligitur, ubi sit ordo, ibi etiam esse perfectionem et legem regulamve ordinis respondere scopo perfectionem efficienti." [OO, 3a, I, 226]
[Réciproquement, on peut dire que là où il y a de l'ordre, il y a de la perfection, et que la règle ou la loi de l'ordre correspond au but qui marque la perfection.]
Cette notion de l'ordre est la clé de la théorie. Toutefois, il reste encore à l'adapter au domaine de la musique. Or l'ordre des choses peut être perçu de deux façons: ou bien l'on connaît déjà les règles et l'on en reconnaît la présence immédiatement; ou bien les règles sont inconnues, et l'on doit alors les rechercher, les dévoiler (detego); la musique est conforme à ce second processus:
"Duobus autem modis ordinem percipere possumus; altero, quo lex vel regula nobis iam est cognita, et ad eam rem propositam examinamus; altero, quo legem ante nescimus atque ex ipsa partium rei dispositione inquirimus, quaenam ea sit lex, quae istam structuram produxerit. Exemplum horologii supra allatum ad modum priorem pertinet; iam enim est cognitus scopus seu lex partium dispositionis, quae est temporis indicatio; ideoque horologium examinantes dispicere debemus, an structura talis sit, qualem scopus requirit. Sed si numerorum seriem aliquam ut hanc 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21 etc. ascipio nescius, quae eorum progressionis sit lex, tum paullatim eos numeros inter se conferens deprehendo quemlibet esse duorum antecedentium summam hancque esse legem oerum ordinis affirmo."
"Posterior modus percipiendi ordinis ad musicam praecipue spectat" [OO, 3a, I, 226][Nous pouvons reconnaître l'ordre de deux manières. Lorsque la loi qui en est la raison nous est connue, il suffit d'examiner si l'objet à considérer y satisfait. Mais si cette donnée nous manque, il faut chercher à découvrir, dans la disposition même des parties de l'objet, la loi qui a présidé à leur arrangement; la loi reconnue, l'ordre en sera la conséquence. L'horloge citée précédemment offre un exemple du premier cas: le but ou la loi de la disposition des parties y est connue, c'est l'indication du temps. Ainsi, quand nous examinons une horloge, nous n'avons qu'à vérifier si sa construction répond à ce but. Mais si nous avons à considérer, par exemple, la série des nombres 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, etc., sans savoir quelle est la loi de leur accroissement, la comparaison de ces nombres nous fait bientôt découvrir que chacun est la somme des deux qui le précèdent; nous connaissons dès lors la loi de formation de la série, c'est-à-dire, nous connaissons l'ordre qui y règne.]
Reste à déterminer en quoi consiste l'ordre des
sons. Il est essentiellement de deux types: selon ce qu'on appelle
aujourd'hui la hauteur (grave ou aigu) ou selon la
durée. On pourrait aussi parler d'ordre selon
l'intensité, mais cet ordre est peu quantifiable et assez
aléatoire, puisqu'un compositeur ne peut indiquer que de
façon imprécise l'intensité des sons.
Et finalement, reconnaissant la prééminence de l'ordre
de la hauteur sur celui de la durée, puisque celle-là
se mesure par les fréquences de vibration, Euler ramène
l'évaluation du plaisir musical à la mesure
arithmétique des proportions attachées aux sons.
Cette "métaphysique" de la musique n'est pas totalement
nouvelle. Le "résultat" de la métaphysique
eulérienne se trouvait déjà dans
l'Antiquité chez les Grecs, qui avaient fondé la
science musicale sur la théorie des proportions (cf. la
Division du canon de l'école euclidienne). De
même, l'idée que la musique consiste en la perception
indirecte (ou plus précisément inconsciente) des
rapports des fréquences sonores est énoncée par
Leibniz:
"musica est exercitium arithmeticae occultum nescientis se numerare animi." (15)
Mais, en dépit de ces identités thématiques, il convient de souligner les différences qui font l'originalité d'Euler. D'abord, ainsi qu'on va pouvoir bientôt en juger, la théorie de notre mathématicien dépasse de très loin la simple considération des rapports des fréquences de deux sons. Ensuite, contrairement à ses prédécesseurs qui, eux aussi, fondaient leur théorie sur les proportions presque sans aucune explication, Euler ébauche une argumentation philosophique, dans laquelle des proportions on parvient au plaisir musical, via l'ordre et la perfection. Quant à la source leibnizienne, on peut sans doute en reconnaître l'influence dans la distinction que fait Euler entre les deux modes de perception de l'ordre. Mais on notera que, contrairement au maître de Hannovre, il ne s'aventure pas à parler de perception inconsciente; peut-être n'en admet-il pas la notion, ou bien, tout simplement, préfère-t-il appliquer son génie à développer des calculs mathématiques plutôt que des considérations philosophiques.
Cela dit, examinons comment Euler évalue l'ordre des sons selon leur hauteur. Par l'intermédiaire des vibrations de l'air, les instruments de musique produisent des coups ou chocs [ictus] réguliers sur notre tympan. Par souci de clarté, Euler visualise ces coups, dans le cas des accords les plus simples de deux sons, par les figures suivantes:
etc...[OO, 3a, I, 231]
La démarche d'Euler est alors la suivante.
Remarquant alors, que 1:5 doit être plus complexe que 1:8 (=1:23), lequel a le degré 4, Euler lui attribue le degré 5 et en déduit par induction que pour p premier 1:p est de degré p. Ensuite, cette fois pour p quelconque:
"[...] si ratio 1:p ad gradum, cuius index sit m, referatur, rationem 1:2p ad gradum m + 1 pertinere, 1:4p ad gradum m + 2 et 1 :2np ad gradum m + n. Multiplicato enim numero p per 2 ad rationis perceptionem requiritur praeter perceptionem rationis 1 :p bisectio aut duplicatio, qua ut simplicissima operatione gradus suavitatis unitate evehitur."
[ [...] si le rapport 1:p appartient au degré dont l'indice est m, celui de 1 à 2p appartient au degré m+1, celui de 1 à 4p au degré m+2, et en général le rapport 1 à 2np au degré m+n; car la multiplication du nombre p par 2 donne un rapport deux fois seulement plus difficile à reconnaître que le rapport de 1 à p, et n'augmente que d'une unité le nombre qui exprime le degré d'agrément de ce dernier]
Et Euler poursuit en calculant le degré qu'il faut attacher à 1:pq, p et q étant de nouveau premiers :
"Simili modo determinare licet gradum suavitatis rationis 1:pq, si p et q fuerint numeri primi; nam ratio 1:pq eo magis est composita quam 1:p, quo 1:q magis est composita quam 1:1. Ergo rationis 1:pq gradus cum p, q et 1 debet proportionem arithmeticam constituere, unde erit igitur p + q 1." [OO, 3a, I, 232]
[On détermine de la même manière le degré d'agrément du rapport 1:pq, en supposant que p et q soient des nombres premiers; car de 1:p à 1:pq il y a la même différence de composition que de 1:1 à 1:q; par conséquent le degré d'agrément de 1:pq doit former avec les degrés 1, p et q une proportion arithmétique; il sera donc p+q-1.]
Finalement, en appliquant plusieurs fois cette règle, on peut généraliser, ce qui produit une formule qu'Euler n'écrit pas, mais qui revient à:
les nombres pi étant premiers et les ki
étant des exposants positifs quelconques de ces nombres.
Les cas de plus de deux sons se ramènent facilement à
cette formule. Ainsi, quatre sons dans les rapports
1:p:q:r, avec p,
q, r
premiers, seront assimilés à 1:pqr (16). Lorsque
les nombres de vibrations ne sont pas premiers, la procédure
est un peu plus compliquée. Considérons par exemple les
sons correspondant à 1:pr:qr:ps
(p, q, r, s
étant premiers).
p et r interviennent deux
fois, mais étant
confondus par l'oreille, ils ne doivent être pris qu'une fois;
de sorte que l'ensemble sera assimilé à 1:pqrs,
qui est le plus petit commun multiple (PPCM) des
facteurs
proposés.
Restent les cas où l'un des nombres de vibrations n'est pas 1.
La quinte 3:2 en est un exemple. On commencera alors par
réduire éventuellement les nombres en les divisant par
leur plus grand commun diviseur (PGCD) (ex: 4:6:8
donne
2:3:4), puis, comme tout à l'heure, on prendra leur PPCM.
C'est ainsi que la quinte revient au PPCM 6 et est donc du
quatrième degré.
Arrêtons-nous là dans cet exposé, ce qui vient
d'être dit appelant plusieurs remarques.
L'idée de mesurer le degré de douceur d'un accord de
deux sons par l'ordonnancement des coups qu'on
imagine
être le propre d'un son musical n'est pas nouvelle. Bien au
contraire, elle se rattache directement à ce qu'il est convenu
d'appeler aujourd'hui la théorie de la coïncidence des
coups, c'est-à-dire cette théorie qui
représentait ce qu'on pourrait appeler, au sens de Kuhn, la
théorie "normale" au temps de Galilée et Mersenne.
Selon cette théorie, un accord est d'autant plus consonant que
les coups "coïncidants" issus des deux sons sont en proportion
plus élevée dans l'ensemble des coups produits. Mais,
à la vérité, au XVIIe siècle, les calculs
ne sont jamais poussés bien loin et, qui plus est, une erreur
fort étrange est systématiquement commise. Au lieu de
prendre la proportion en question, on considère celle des
coups coïncidants par rapport au nombre de coups du son le
plus aigu seulement (17).
Une seconde remarque concerne la démarche d'Euler. Elle est
plutôt surprenante. Tout tient en fait dans le degré de
douceur p + q - 1 attaché au
rapport
1:pq, où, ce qui revient au même, à deux
sons p et q (ces nombres étant
premiers entre
eux). Nous avons vu qu'Euler parvient à ce résultat par
une sorte de raisonnement analogique: le rapport 1:pq
"dépasse" (18) 1:p comme 1:q
dépasse 1:1.
Il faut donc que son degré soit une proportion
arithmétique de p, q et de 1,
ce qui produit
logiquement p + q - 1. On ne
peut pas dire que cette
déduction jouisse d'une grande rigueur et emporte la
conviction, d'autant que le résultat antérieur (le
degré p de 1:p) se trouve
lui-même obtenu
par une synthèse du même ordre de vraisemblance.
Or je dis que le résultat p + q
- 1 était
directement accessible, d'une façon beaucoup plus rigoureuse.
Il suffisait pour cela de calculer correctement le
degré de douceur de l'accord p:q
conformément à la théorie de la coïncidence
des coups. Si p et q sont deux
nombres premiers (ou
même premiers entre eux) distincts, il est bien clair que
durant une période aucun de leurs coups ne
coïncideront, excepté ceux du début et de la fin
de la période. Il n'y aura donc qu'un seul coup
coïncidant par période (la fin d'une période
étant le début de la période suivante). Et le
nombre total des coups sera la somme de tous les coups, p
+
q, diminuée d'une unité puisque les deux coups
coïncidants ne seront perçus que comme un seul. (sur
l'exemple de la quinte, fig. 5 ci-dessus, on voit qu'il y a une
coïncidence et quatre coups [y compris cette coïncidence]
par période, ce qui correspond bien à 3+2-1). La
coïncidence étant toujours unique, p + q
-
1 pourra constituer une mesure inverse de la
douceur de
l'accord des deux sons p et q
(19).
Quoi qu'il en soit de la méthode utilisée par Euler pour construire sa théorie musicale, nous disposons maintenant de ses éléments fondamentaux. La question de la consonance d'un ensemble de sons se trouve réduite, après division des composants par leur PGCD, au calcul du degré de douceur de leur PPCM par la formule encadrée ci-dessus. L'Essai d'Euler est enrichi de très nombreux et souvent très copieux tableaux; le premier qu'il nous présente est ainsi celui du classement des PPCM selon les seize premiers degrés de douceur [OO, 3a, I, 234]:
Je vais à présent focaliser mon attention sur la partie principale du travail d'Euler, à savoir son étude mathématique de l'harmonie, sans entrer toutefois dans tous les détails des règles de composition dont il nous gratifie, ni aborder les questions de durée des sons.
Etude des accords de deux sons
Le calcul du PPCM attaché à chaque accord, qu'Euler
appelle son exposant, fournit, par le tableau
précédent, un principe de classement des consonances
donnant lieu à un nouveau tableau ([OO, 3a, I, 249]; je note
en caractères gras les rapports qui correspondent aux
consonances fondamentales et je souligne ceux qui correspondent aux
traditionnelles dissonances (20)):
Le classement des accords fondamentaux selon Euler est donc:
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Pour les consonances, Euler retrouve ainsi l'un des deux classements
que Mersenne avait déjà proposés dans
l'Harmonie universelle (21). Et comme le musicien
minime
l'avait également avancé, Euler affirme qu'il n'y a pas
de frontière nette entre consonances et dissonances; ces
dernières ne sont que de "mauvaises" consonances, d'un
degré élevé. Le tableau le montre clairement,
puisqu'il place les deux consonances mineures (la tierce et la sixte)
au même degré (VIII) que le ton majeur, ce qui n'est pas
absurde du point de vue de la réalité
perçue.
Etude des accords de plus de deux sons
Jusque là rien de vraiment nouveau. Mais les fondements de la
théorie recèlent bien d'autres choses! Comme on le
remarque tout de suite dans le tableau des accords, à un
même "exposant" (le PPCM) correspondent plusieurs groupes de
sons possibles. C'est ainsi que, si l'on envisage des accords de plus
de deux sons, le degré de douceur ne changera pas lorsqu'on
ajoutera des sons correspondant à des diviseurs de l'exposant.
1:2:3:6 n'est pas plus "compliqué" que 1:6 ou 2:3, puisqu'ils
ont tous les trois 6 pour PPCM. Et Euler de définir le concept
d'accord complet: un accord sera tel si on ne peut
lui ajouter
aucune note sans que son degré ne devienne plus
élevé, donc sans que son exposant ne soit plus
complexe. Il en résulte qu'un accord est complet s'il comprend
tous les diviseurs de son exposant. Selon Euler, l'oreille aura alors
l'impression de plénitude dans ce degré
d'agrément (22). Ici commenceront les surprises pour quelqu'un
qui refuse de se laisser entièrement entraîner par la
fécondité de l'esprit du grand
mathématicien.
Tâchons en effet de "revenir" à la musique du temps
d'Euler. Le premier accord qu'on apprend à connaître
(même encore aujourd'hui) est l'accord parfait majeur, le plus
consonant de tous, représenté par exemple par les notes
ut mi sol. Pour ne pas compliquer la situation, ne
lui
ajoutons pas l'octave supérieure (ut), encore que
cela
soit tout à fait commun. Ces trois notes correspondent aux
trois nombres 4, 5, 6, dont le PPCM est 60. Cela révèle
qu'il est déjà! du IXe degré et que l'accord
complet sera celui des 12 nombres: 1:2:3:4:5:6:10:12:15:20:30:60,
c'est-à-dire des douze notes ut1 ut2
sol2 ut3 mi3
sol3 mi4 sol4
si4 mi5 si5 si6.
Voilà donc un accord
dont Euler nous prétend qu'il sera sur le même pied
d'égalité de douceur que l'accord parfait majeur, un
accord qui s'étale sur six octaves et qui outre les notes
ut, mi, sol,
comprendra aussi la septième
majeure si de la fondamentale ut!
Pour être plus
complet, certes il le sera, mais sera-t-il
réellement
plus agréable? Sera-t-il aussi plus praticable? On
peut
en douter. Toutefois, à y réfléchir de plus
près, cela n'est pas aussi absurde qu'on pourrait le penser.
Car si l'on se réfère à la théorie
moderne des sons partiels de Helmholtz (la meilleure théorie
encore actuellement (23)), il est parfaitement exact que dans la
production des sons ut, mi, sol,
on entend
également les partiels supérieurs de même nom, y
compris le si qui est la quinte de mi
et la tierce
majeure de sol. Le tout est de savoir avec quelle
intensité; et, en réalité, les notes
si4 si5 si6
seront très faibles.
Que si l'on introduit "manuellement" un ut2,
l'accord ut mi
sol ut correspondra aux nombres 4, 5, 6, 8, de PPCM 120. On
montera alors d'un degré, la dernière note de l'accord
complété étant un si de la
septième octave. Ce surcroît de complexité
théorique ne traduit pas fidèlement la
réalité. En fait, ajouter ou non l'octave ut ne
change guère la qualité de l'accord; on verra
ci-dessous que la construction théorique de Rameau et
d'Alembert, dans laquelle l'équivalence des octaves est admise
en principe et par expérience, permet une bien meilleure
interprétation. D'ailleurs, comme on va d'abord le voir, Euler
lui-même est contraint d'admettre ce principe.
Etude des successions d'accords
Ce chapitre, le cinquième du Tentamen, témoigne,
s'il en était besoin, de l'originalité d'Euler en
théorie de la musique. Car, s'il on avait prétendu
avant lui "expliquer" les consonances par la concordance des coups
des sons musicaux, on n'était pas allé plus loin dans
cette voie. Or la musique n'est pas que la pure et simple exposition
"picturale" de plusieurs harmonies; elle consiste aussi et cela est
peut-être encore plus important en une succession
réglée dans le temps d'une série
d'harmonies.
L'idée d'Euler est simple: c'est la même que pour les
accords pris séparément, c'est-à-dire que la
douceur d'une succession dépendra de l'ordre qu'elle
renferme. Cette douceur sera donc évaluée par le
degré de l'exposant (le PPCM) de l'ensemble des sons
des deux accords se succédant, comme s'ils étaient
émis à la fois. Deux réserves, toutefois,
devront être faites.
D'abord, comme des sons émis en même temps sonnent
généralement plus durement que s'ils se suivent, on
admettra des degrés moins bons (c'est-à-dire plus
élevés) que dans le cas de simples consonances.
Ensuite, comme il ne s'agit plus d'un accord isolé, du point
de vue d'une succession, l'éventuel facteur commun des nombres
de vibrations d'un accord n'est plus à négliger
(c'est-à-dire, par exemple, que 2:6:10 n'est plus
forcément équivalent à 1:3:5). Cela complique
les choses. Voici comment Euler résout le problème, et
introduit au passage une notion nouvelle, celle du rang
[ordo]
d'une succession.
Soient A et B les exposants de
deux accords
réduits (24). Pour éclairer l'exposé, je
prendrai un exemple (pas d'Euler, car les siens ne reflètent
pas suffisamment la généralité): A =
2.3exp(2).5 = 60, B = 1.3.7 = 21. Soient d(A)
et
d(B) les degrés de douceurs attachés à
ces accords; d(A) = 9, d(B) = 9.
Prenons alors des
accords non réduits. Cela signifie que, pour un accord, chacun
de ses nombres de vibrations se trouve multiplié par un
facteur entier commun. Euler l'appelle l'indice de
l'accord et
ainsi tout accord se trouve à présent
caractérisé par son exposant et son indice. Soient
a et b les indices des deux
accords. Par exemple
a = 3, b = 1. Les produits Aa
= 2.3exp(3).5,
Bb = 1.3.7 des exposants A, B
des accords
réduits par leurs indices respectifs a, b
rendent compte de la douceur des accords non réduits
(c'est-à-dire, en réalité, de leur douceur et de
leur hauteur absolue). Si l'on veut calculer l'exposant de l'ensemble
de ces deux accords, il convient, comme on le fait pour les
composants d'un simple accord, de diviser ces deux nombres par leur
PGCD; ici PGCD(Aa,Bb) = 3.
L'exposant de la succession
sera donc (25):
Par la formule encadrée ci-dessus (26), on calcule que le
degré de douceur est 18.
Prenons maintenant les accords sans multiplicateurs,
c'est-à-dire avec des indices égaux à 1. Des
calculs semblables donnent:
Le degré de douceur est maintenant 16. Euler appelle M cet exposant de l'ensemble A, B et énonce comme une évidence que l'exposant d'une succession avec des indices quelconques sera un multiple de M. Cela est en effet intuitif, de même qu'il est facile de comprendre que le nombre M pourra être obtenu même avec des indices non unitaires [Cf. OO, 3a, I, 269, paragraphe 25]. Par exemple a = 1, b = 3 donnent Aa = 2.3exp(2).5, Bb = 1.3exp(2).7 et:
En fait, il est bien clair que les facteurs premiers du PPCM
de
A et B seront toujours
présents dans
PPCM(Aa,Bb), ce qui démontre que M
est
bien l'exposant minimal.
Soit alors nM l'exposant de la succession. n
est un
entier supérieur ou égal à 1. Euler appelle
le degré de douceur de cet entier le rang de la
succession. Ainsi, dans les exemples ci-dessus, à la
succession de degré 16 correspond le rang 1, à celle de
degré 18 le rang 3. Curieusement, Euler ne fait pas
explicitement le lien entre degré de douceur et rang d'une
succession (27). Pourtant les choses sont claires. Etant
donnée la formule des degrés composés:
le degré d'une succession d'exposant nM
est
égal à celui d'une succession ayant l'exposant minimal
M, augmenté du degré de n,
moins 1.
Euler achève alors le chapitre en présentant une vaste
table de successions d'accords (avec leurs exposants (28) et leurs
indices), classées selon leurs rangs.
Quelle est la signification exacte de la notion de rang d'une
succession? Curieusement encore, Euler ne la donne pas, mais
l'idée est suffisamment nette pour qu'on puisse le faire
à sa place. Pour une succession, comme pour des accords
isolés, le degré de douceur est encore le principal
critère esthétique. Mais, remarque Euler, si l'on en
restait là, cela conduirait à des successions trop
monotones. Un excès de consonances engendre l'ennui (bien
d'autres théoriciens ont exprimé cela avant le
mathématicien de St Pétersbourg: Descartes, Mersenne,
Leibniz,...). Il faut donc admettre des degrés de douceurs
moins bons que les degrés minimaux. Or, dans ce cas,
l'important est de "sauver" ce qui peut l'être et,
précisément, l'emploi de deux accords étant
alors admis a priori, la seule chose qui restera à faire sera
de minimaliser le degré de douceur de leur succession: c'est
bien ce que permet de réaliser l'étude des rangs des
successions. Pour emprunter une image aux mathématiques, on
peut dire que la notion de rang représente la douceur d'une
succession "quotientée" par la douceur propre des accords qui
la constituent.
Mais pour nous faire une opinion tant soit peu pertinente, nous
allons considérer deux exemples, empruntés aux
successions les plus communes en musique, à savoir 1) celle de
l'accord parfait majeur suivi de l'accord de quarte et sixte; 2)
celle de la "résolution" de l'accord de septième de
dominante par l'accord parfait majeur.
1) La succession ut mi sol Æ ut fa la
correspond
aux nombres:
soit en entiers, séparément pour chaque accord:
ce qui donne
A = 2exp(2).3.5, B = 2exp(2).3.5.
Première constatation, plutôt déconcertante, l'exposant de l'accord de quarte et sixte est le même que celui de l'accord parfait; mais, après tout, cela signifie seulement que le renversement de quarte et sixte est de même douceur que l'accord fondamental. On a
M = PPCM(A, B) = A = B = 60 (degré 9)
Cependant, ces entiers ne représentent pas la succession réellement jouée, dans laquelle le ut de chaque accord est à la même hauteur:
Il faut donc partir du PPCM des deux ut ci-dessus, c'est-à-dire
ce qui revient à prendre les indices
a = 3, b = 4
et donc
Aa = 2exp(2).3exp(2).5, Bb = 2exp(4).3.5
On a ainsi
Le nombre 12 étant de degré 5, cela veut dire que la succession réellement jouée est du 5e rang. Pourquoi un ordre si élevé pour l'un des enchaînements les plus ordinaires de la musique? La réponse est simple. La théorie d'Euler est ainsi faite que si l'on se limitait à une succession de rang 1, les deux accords n'en feraient qu'un seul. Il ne faut pas oublier, en effet, que pour Euler les deux groupes 4:5:6 et 3:4:5 ne sont que des parties de la série 1:2:3:4:5:6:10:12:15:20:30:60 de l'accord complet d'exposant 60. Cela n'est pas absurde, mais nous donne pour le moins une représentation fort originale de l'harmonie et justifie tout de même assez mal la faveur très généralement accordée à la succession en question.
1) La succession sol si ré fa Æ ut ut mi, c'est-à-dire celle de la "résolution" de l'accord de septième de dominante sur l'accord parfait de tonique (29):
correspond aux nombres:
soit en entiers, séparément pour chaque accord:
ce qui donne
A = 2exp(6).3exp(3).5 = 8640, B = 2exp(2).5 = 20
et
M = PPCM(A, B) = A (degré 16).
Ici, la surprise est que l'accord de dominante contient entièrement l'accord consonant qui suit (et même l'accord parfait majeur de tonique) et que la succession (du premier rang) n'apporte donc rien! Un calcul immédiat (30) montre même que l'addition d'indices ajustant à leurs bonnes hauteurs respectives les deux accords ne change pas l'exposant de la succession, qui reste de rang 1. A en croire Euler (31), le passage de l'accord de septième de dominante à l'accord parfait de tonique ne correspondrait ainsi à aucune résolution de dissonance (la septième fa descendant sur mi). Pire, cette succession serait d'un meilleur rang que celle des accords consonants de tout à l'heure (mais tout de même d'un moins bon degré, puisqu'égal à 16 au lieu de 13). Que faut-il penser de tout cela? Nous allons bientôt le comprendre, avec l'étude que notre mathématicien fait sur les gammes (32).
Les gammes du Tentamen
Les deux chapitres qui suivent celui que nous venons d'étudier
concernent les "séries de consonances" et les intervalles
musicaux. On me permettra de passer rapidement. Lorsqu'on a affaire
à une succession de plus de deux accords, Euler adopte le
même principe d'évaluation: calculer l'exposant de tout
l'ensemble et en déduire le degré de douceur.
L'exposant de toute la série d'accords déterminera en
quelque sorte les "limites" de l'oeuvre musicale; Euler l'appelle son
mode.
Un mode étant donné, on en déduit
immédiatement quelles notes peuvent être
utilisées (tous les diviseurs du mode). Il est possible de
changer de mode dans une même oeuvre musicale. Ces changements
de mode obéiront aux mêmes règles que les
successions d'accords. Euler ajoute à cela des règles
de pratique, que seul le sens esthétique justifie; ainsi, par
exemple, la complexité ne doit-elle croître que
progressivement.
Le chapitre sur les intervalles est surtout intéressant pour
le "raccordement" qu'il accomplit entre les concepts classiques
d'octave, quinte, etc., jusqu'aux plus petits intervalles comme le
limma, le dièse, le comma syntonique, et les degrés de
douceurs eulériens.
L'exposé sur les gammes est plus original. La notion
même de gamme est indispensable, car les instruments à
sons fixes ne peuvent produire qu'un nombre limité de notes,
dont l'ensemble constituera une gamme et correspondra à un
certain exposant. Plus exactement, selon Euler, la notion de gamme
repose sur celle d'octave: une gamme est une série de notes
qu'on retrouve réparties périodiquement selon plusieurs
octaves. Ici, Euler ne donne pas d'autre justification que
celle,
a posteriori, de la conception des instruments existants
[[OO,
3a, I, 290], $5 et 6], ce qui est un défaut de sa
théorie qui se veut évidemment le plus a priori
possible.
De ce principe supplémentaire résulte aussitôt
que l'exposant d'une gamme sera de la forme 2exp(m)A,
où A sera un produit de facteurs premiers ne
contenant
pas 2, autrement dit un nombre impair. Mais que sera plus
précisément A? Euler ne répond à
cette question qu'après avoir passé en revue diverses
gammes de la forme 2exp(m).3exp(n).5exp(p).
Et
de citer Leibniz qui, dans une lettre à Christian Goldbach,
disait déjà:
"Nos in Musica non numeramus ultra quinque, similes illis populis,qui etiam in Arithmetica non ultra ternarium progrediebantur, et in quibus phrasis Germanorum de homine simplice locum haberet: Er kan nicht über drey zählen." (33)
[En musique, nous ne comptons pas au-delà de cinq, pareils en cela à ces gens qui, dans l'arithmétique aussi, n'allaient pas plus loin que le nombre trois et qui sont à l'origine du dicton allemand sur les simples : Il ne peut pas compter au-delà de trois.]
Euler développe tout de même une gamme où intervient le chiffre 7, mais à titre de pure hypothèse d'école:
"Atque sane difficile esset in musicam praeter hos tres numeros alium, puta 7, introducere, cum consonantiae, in quarum exponentes septinarius ingrederetur, nimis dure sonarent harmoniamque turbarent." [OO, 3a, I, 332]
[Et il serait certainement difficile d'introduire en musique un autre nombre que ces trois-là, c'est-à-dire 7, puisque les consonances dans lesquelles l'exposant sept est introduit sonnent trop dur et troublent l'harmonie.]
La combinaison des puissances de 3 et 5 produit dix-huit
gammes,
parmi lesquelles Euler en retient cinq qui ont
été ou sont encore en usage, en élimine quatre
parce qu'elles sont contenues dans d'autres et en rejette neuf parce
qu'elles sont soit trop simples, soit au contraire trop
compliquées, c'est-à-dire qu'elles donnent des sons
trop désagréables, soit les deux (34). La morale de
cette classification me paraît claire et fort importante pour
la théorie: le principe même qui la fonde (celui de
l'ordre) ne suffit pas pour juger de la recevabilité d'une
harmonie; en réalité, les données historiques
jouent maintenant un rôle essentiel, même dans le cas de
la dernière gamme qu'Euler étudie, la gamme
diatonico-chromatique, qui se rapproche le plus de la musique
contemporaine de notre mathématicien.
A cette gamme d'exposant 2exp(m).3exp(3).5exp(2),
PPCM des
exposants 2exp(m).3exp(3).5 et 2exp(m).3exp(2).5exp(2)
des gammes diatoniques et chromatiques, Euler consacre la majeure
partie des chapitres restants. Voulant sans doute rendre compte au
maximum de la musique de son temps, il étudie en détail
la gamme elle-même, les consonances dans cette gamme, les
modes, ce qu'il appelle les systèmes, et les
diverses
manières de composer. L'exposé de ces chapitres
dépasserait les limites de notre article; au surplus
l'important n'est pas là.
Car il est maintenant bien clair que nous avons, pour ainsi dire,
"fait le tour" de la théorie eulérienne contenue dans
son oeuvre de 1739. Bien que fort abondante, elle peut se
résumer à ceci: la notion d'ordre fonde le
principe du goût. Cet ordre se mesure, comme dans l'ancienne
théorie de la coïncidence des coups. Cependant, Euler va
beaucoup plus loin qu'un simple classement des consonances. Il entend
aussi justifier l'ensemble d'une série d'accords, en mesurant
son ordre. Mais toutes les définitions, les nombreux calculs,
les immenses tables que notre mathématicien déploie
infatigablement ne doivent pas faire illusion. Un certain nombre
d'éléments étrangers au principe de l'ordre sont
introduits, d'autant plus "subrepticement" que, correspondant la
plupart du temps à des principes admis par les
théoriciens antérieurs, ils "passent" sans
difficulté devant les yeux du lecteur. Ainsi en va-t-il
particulièrement du rôle essentiel qu'Euler fait jouer
au nombre 2, c'est-à-dire à l'octave, de la limitation
aux seuls entiers 2, 3, 5 d'où la construction d'un nombre
fini de gammes, de la restriction finale à une seule gamme. De
toute manière, ces choix n'expliquent pas vraiment les
successions harmoniques réellement utilisées par les
musiciens.
Au delà du Tentamen
Bien qu'il n'ait jamais renoncé à sa théorie,
Euler en a perçu le caractère injustifié de
certaines limitations. Le cas le plus évident et le plus
intéressant est celui de la restriction aux seuls nombres 2,
3, 5. Dans un mémoire de 1764, "Conjecture sur la raison de
quelques dissonances généralement reçues dans la
musique", reconnaissant son importance pratique dans les compositions
contemporaines, Euler examine l'accord de septième de
dominante (35). Aux notes sol si ré fa
correspondent
les nombres 36 45 54 64 d'exposant (leur PPCM) 8640 =
2exp(6).3exp(3).5. Sans la "dissonance" fa,
l'exposant de
l'accord (parfait majeur) serait égale à 60
"et partant 144 fois plus petit qu'auparavant. D'où il semble que l'addition du son f gâte trop la belle harmonie de cette consonance pour qu'on lui puisse accorder une place dans la musique. Cependant, au jugement de l'oreille, cette dissonance n'est rien moins que désagréable et on s'en sert dans la musique avec le meilleur succès; il semble même que la composition musicale en acquiert une certaine force, sans laquelle elle serait trop unie. Voilà donc un grand paradoxe, où la théorie semble être en contradiction avec la pratique, dont je tâcherai de donner une explication."
Rejetant l'explication de d'Alembert comme "trop arbitraire et éloignée des vrais principes de l'harmonie" (36), Euler commence par rappeler, fort adroitement et pertinemment, que l'oreille tolère de légers écarts dans les proportions des consonances:
"Toutes les fois que cela arrive, la proportion aperçue est plus simple que la réelle et la différence est si petite qu'elle échappe à la perception."
Dès lors rien n'interdit de supposer que l'oreille "substitue" le nombre 63 au nombre 64,
"afin que tous les nombres devenant divisibles par 9, les rapports de nos quatre sons soient maintenant exprimés par ces nombres 4, 5, 6, 7 dont la perception est sans doute moins embarrassée."
On passe ainsi à un exposant de 420 au lieu de 8640 et (ce qu'Euler ne précise pas) on gagne deux degrés de douceur (degré 15 au lieu de 17). Euler trouve même cette idée astucieuse:
"Peut-être est-ce ici qu'est fondée la règle sur la préparation et la résolution des dissonances, pour avertir quasi les auditeurs, que c'est le même son, quoiqu'on s'en serve comme de deux différents, afin qu'ils ne s'imaginent pas qu'on ait introduit un son tout à fait étranger." [OO, 3a, I, 515]
Voilà une interprétation originale. On sait en effet qu'on suppose d'habitude que préparation et résolution ne servent qu'à habituer l'oreille, préalablement et "postérieurement" si l'on peut dire, au son dissonant en le faisant entendre dans des consonances. Et Euler de conclure:
"On soutient communément qu'on ne se sert dans la musique que des proportions composées de ces trois nombres premiers 2, 3 et 5 et le grand Leibniz (37) a déjà remarqué que dans la musique on n'a pas encore appris à compter au-delà de 5; ce qui est aussi incontestablement vrai dans les instruments accordés selon les principes de l'harmonie. Mais, si ma conjecture a lieu, on peut dire que dans la composition on compte déjà jusqu'à 7 et que l'oreille y est déjà accoutumée (38); c'est un nouveau genre de musique, qu'on a commencé à mettre en usage et qui a été inconnu aux anciens. Dans ce genre l'accord 4, 5, 6, 7 est la plus complète harmonie, puisqu'elle renferme les nombres 2, 3, 5 et 7; mais il est aussi plus compliqué que l'accord parfait dans le genre commun qui ne contient que les nombres 2, 3 et 5. Si c'est une perfection dans la composition, on tâchera peut-être de porter les instruments au même degré." [OO, 3a, I, 515]
Selon Euler, la prédilection pour l'accord de dominante
provient donc de ce qu'il est une consonance et non une dissonance.
Il y a certainement du vrai dans cette conception. En
réalité, ce point précis, comme l'ensemble de la
théorie, doit être comparé aux explications
modernes par la perception des battements entre les sons partiels des
notes musicales. Ces explications, issues de la théorie de
Helmholtz, confirment entièrement le principe de l'absence de
stricte ségrégation entre consonances et dissonances.
Le tout est de savoir jusqu'à quel son partiel l'oreille
étend sa perception. Or cela dépend de deux facteurs;
d'une part de l'intensité physique relative des sons partiels
(l'expérience montre que, statistiquement (39), elle diminue
quand l'ordre du son partiel augmente), d'autre part de la
capacité physiologique et mentale de l'homme à
percevoir les battements selon la hauteur des sons simples qui les
produisent. Helmholtz lui-même reprendra ainsi l'idée de
la consonance de la septième mineure "naturelle" correspondant
au rapport 7/4 (40).
Mais la théorie des battements indique également tout
de suite les limites de la théorie d'Euler. Car outre le fait
qu'elle explique pourquoi l'oreille se contente de rapports
approximatifs, elle nous apprend que tous les sons partiels n'ont pas
la même importance et qu'ainsi l'"exposant" d'un accord est
loin d'être le seul nombre à caractériser son
degré de consonance. En particulier, ajouter tous les
diviseurs premiers de l'exposant pour parvenir à ce qu'Euler
appelle un accord "complet" n'améliorera pas l'accord, comme
l'imagine notre mathématicien, mais conduira plutôt
à la cacophonie de sons partiels pléthoriques.
C'est pourquoi, en définitive, une autre approche du
problème de la théorie musicale peut être
souhaitable. Celle de Rameau et d'Alembert, contemporaine des travaux
d'Euler, en est justement une. Au lieu de bâtir a priori, on
partira de l'expérience, même si celle-ci contient des
éléments inexplicables.
Retour au début de l'article
3. Les Eléments
de musique suivant
les principes de M. Rameau (1re édition 1752) (41)
Bien que d'Alembert (1717-1783) soit de dix ans le cadet d'Euler et bien que ses Eléments de musique suivant les principes de M. Rameau aient paru en 1752, treize années après le Tentamen, il n'est pas déraisonnable de considérer la théorie du mathématicien français comme à peu près contemporaine de celle de son confrère suisse. En effet, l'essentiel de la théorie de d'Alembert avait déjà vu le jour, sous une forme moins "scientifique", à l'occasion des publications de Rameau (Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels 1722, Nouveau système de musique théorique 1726, Génération harmonique 1737). Cependant, les conceptions des deux mathématiciens sont très différentes. Et en dépit de certains "points de contact", on va voir que le traité de d'Alembert peut être regardé comme tout à fait indépendant de celui d'Euler (42).
L'ouvrage de d'Alembert comportent deux parties: 1) une
théorie générale de l'harmonie, 2) un
abrégé des règles de composition. Comme le titre
l'annonce, il est fondé sur les conceptions du musicien
français Rameau. Celui-ci s'exprimait ainsi en mai 1752:
"M. d'Alembert [...] a cherché dans mes Ouvrages [...] des vérités à simplifier, à rendre plus familières, plus lumineuses, & par conséquent plus utiles au grand nombre [...] Il n'a pas dédaigné de se mettre à la portée même des Enfants [...] Enfin il m'a donné la consolation de voir ajouter à la solidité de mes principes une simplicité dont je les sentais susceptibles, mais que je ne leur aurais donnée qu'avec beaucoup plus de peine, & peut-être moins heureusement que lui [...]. Les sciences & les arts [...] hâteraient réciproquement leur progrès, si les Auteurs préférant l'intérêt de la vérité à celui de l'amour propre, les uns avaient la modestie d'accepter des secours, les autres la générosité d'en offrir." [EM, 211-212] (43)
C'est assez dire que d'Alembert est resté fidèle
à la pensée de Rameau, tout en la développant et
l'amplifiant de manière remarquable (44).
L'Introduction des Eléments de musique situe bien
le
propos de son auteur. Le mathématicien entend d'abord fait
oeuvre totalement nouvelle, en négligeant les
prédécesseurs (sauf Rameau, évidemment) [EM,
vi]. Les théories grecques, ou qui s'en inspirent, sont
repoussées:
"Nous avons d'ailleurs banni [...] toutes considérations sur les proportions & progressions géométriques, arithmétiques & harmoniques [......] proportions, dont nous croyons l'usage tout à fait inutile, & même, si nous l'osons dire, tout à fait illusoire dans la théorie de la Musique." [EM, xii]
Se trouve exclue, de même, la théorie de la coïncidence des coups, qui, comme on l'a vu, constituait la théorie "normale" au temps de Galilée et Mersenne:
"Les uns attribuent les différents degrés de plaisirs que les accords nous font éprouver, à la concurrence plus ou moins fréquente des vibrations [...] Mais pourquoi la concurrence des vibrations, c'est-à-dire, leur direction dans le même sens, & la propriété de recommencer fréquemment ensemble, est-elle une si grande source de plaisir? Sur quoi est fondée cette supposition gratuite?" [EM, xxiv]
Se trouve exclue encore la théorie de l'ordre ou de la simplicité:
"Les autres ]attribuent les différents degrés de plaisirs que les accords nous font éprouver[ à la simplicité plus ou moins grande du rapport [des vibrations]. [...] Comment l'oreille est-elle si sensible à la simplicité des rapports, lorsque le plus souvent ces rapports sont inconnus à celui dont l'organe est d'ailleurs le plus vivement affecté par une bonne musique?" [ibidem] (45)
C'est sans doute quelqu'un comme Euler qui est visé par ce passage, de même qu'un peu plus loin, lorsque d'Alembert stigmatise
"[...] ces Musiciens qui se croyant Géomètres, ou ces Géomètres qui se croyant Musiciens, entassent dans leurs écrits chiffres sur chiffres, imaginant peut-être que cet appareil est nécessaire à l'Art." [EM, xxx] (46)
Si toutes les théories qui précèdent ne
recueillent que la désapprobation de d'Alembert, quelle est
donc la sienne propre, ou du moins celle qu'il forme à partir
des conceptions de Rameau?
"Il ne faut point chercher ici cette évidence frappante, qui est le propre des seuls ouvrages de Géométrie, & qui se rencontre si rarement dans ceux où la Physique se mêle. Il entrera toujours dans la théorie des phénomènes musicaux une sorte de Métaphysique, que ces phénomènes supposent implicitement, & qui y porte son obscurité naturelle; on ne doit point s'attendre en cette matière à ce qu'on appelle démonstration; c'est beaucoup que d'avoir réduit les principaux faits en un système bien lié & bien suivi, de les avoir déduits d'une seule expérience, [...]"
Cet "aveu", ainsi que l'appelle un peu plus loin d'Alembert, décrit le principe de sa démarche ou, pour le moins, la manière dont son auteur la perçoit. Fondée sur une expérience que je vais bientôt rappeler, la théorie musicale relève de la physique et non de la pure mathématique. Cela entraîne que l'on ne peut pas y obtenir de démonstration d'Alembert réserve ce terme aux mathématiques mais que l'on peut tout de même y pratiquer des déductions. Un lecteur moderne pourrait penser qu'entre démonstration et déduction la différence est mince. Mais ce n'est pas ainsi que d'Alembert interprète les mots. Alors que dans les mathématiques la démonstration est purement logique,
"dans les matières de Physique [...] il n'est guère permis d'employer que des raisonnements d'analogie & de convenance [...]." [EM, xiv]
D'où résulte une absence de certitude totale, car
"Il n'est pas surprenant, que dans un sujet où l'analogie seule peut avoir lieu, ce guide vienne à manquer tout à coup pour l'explication de certains phénomènes." [EM, xv]
Selon d'Alembert, la théorie musicale est bien ici concernée, en tant que science physico-mathématique particulière (EM, xvii).
Nous allons maintenant exposer brièvement la théorie
de Rameau et d'Alembert, afin de voir si le jugement
épistémologique que porte ce dernier sur son propre
travail est bien justifié.
Cette théorie débute de manière relativement
simple (47) par deux "expériences" fondamentales sur
lesquelles repose tout l'édifice. La première est celle
du corps sonore qui, s'il résonne, fait entendre
"outre le son principal & son octave, deux autres sons très aigus, dont l'un est la douzième au-dessus du son principal, c'est-à-dire l'octave de la quinte de ce son; & l'autre est la dix-septième majeure au-dessus de ce même son, c'est-à-dire la double octave de sa tierce majeure." [EM, 14]
La seconde expérience est celle de la profonde ressemblance
entre un son et son octave supérieure ou
inférieure.
Bien entendu, ces expériences ne sont pas
justifiées. Elles sont seulement des constats
empiriques, à partir desquels sont tirés les principes
fondamentaux de la théorie (48). D'Alembert, cependant,
n'ignore nullement que l'octave, l'octave de la quinte et la double
octave de la tierce majeure correspondent respectivement aux sons de
fréquence double, triple et quintuple de celle du son
fondamental. Aussi note-t-il:
"[Des physiciens], après avoir remarqué [...] que la vibration totale d'une corde musicale est le mélange de plusieurs vibrations particulières, en concluent que le son produit par le corps sonore doit être multiple, comme il l'est en effet. Mais pourquoi ce son multiple n'en paraît-il renfermer que trois, & pourquoi ces trois préférablement à d'autres?" [EM, xxii]
Nous sommes ici apparemment très proche de la
reconnaissance de la présence des harmoniques, ou sons
partiels, dans tout son musical d'autant que Sauveur les
avait
pratiquement constatés de manière expérimentale
dans le cas des cordes vibrantes (49). Mais nous en sommes en fait
encore éloigné d'un siècle, car c'est seulement
avec Helmholtz que la perception des sons partiels atteindra à
un niveau de compréhension bien supérieur (il faudra
pour cela disposer de la théorie mathématique des
séries de Fourier). En réalité, d'Alembert ne
souhaite nullement que les sons partiels supérieurs à
l'harmonique 5 soient reconnus par l'oreille, car, comme nous allons
le comprendre dans un instant, cela détruirait sa
théorie de la musique.
En vertu de la seconde "expérience", la première permet
de dire que tout son musical contient le fondamental, l'octave, la
quinte et la tierce majeure. Voilà justifié l'accord le
plus consonant de tous, l'accord parfait majeur (ut mi sol ut
(50)).
"Cet accord est l'ouvrage de la nature" [EM, 20]
Jusqu'ici nous avons bien une déduction logique d'un élément harmonique à partir des principes de la théorie. Les choses ne sont déjà plus si simples en ce qui concerne l'accord parfait mineur (ut mib sol ut). Il s'agit de justifier la tierce mineure (mib). D'Alembert répond que ce son, comme le fondamental (ut), a la propriété de faire résonner la quinte (sol) qui lui est distante d'une tierce majeure. Et ainsi,
"cet arrangement ut mib sol, est aussi dicté par la nature [...], quoique moins immédiatement que le premier; & en effet l'expérience prouve que l'oreille s'en accommode à peu près aussi bien." [EM, 23] (51)
Il faut reconnaître qu'à présent la
déduction n'est plus purement logique, mais qu'il y entre un
choix, c'est-à-dire une de ces raisons de
convenance dont parlait d'Alembert dans le Discours
préliminaire. Il va maintenant y en avoir bien
d'autres.
Sitôt défini ces deux accords, qui constituent des
éléments musicaux statiques c'est-à-dire
harmoniques, d'Alembert introduit la notion de basse
fondamentale: un chant, donc un élément dynamique
c'est-à-dire mélodique, qui marchera par quinte (ou
moins naturellement par tierce) (52). Il ne lui est pas difficile,
alors, de définir les modes et les gammes, comme
conséquences de ce qui précède. Ainsi la basse
fondamentale fa, ut, sol,
accompagnée de
ses sons harmoniques (53), définit-elle le mode majeur qui
contient tous les sons ut, ré,
mi,
fa, sol, la, si
(mais pas dans cet ordre).
On remarquera qu'une nouvelle raison de "convenance" s'introduit en
cette matière: pourquoi limiter la basse fondamentale à
trois notes, sinon justement pour retrouver l'ensemble des sons de la
gamme diatonique classique?
Comment retrouver ensuite ces sons dans la disposition
particulière et traditionnelle de la gamme diatonique? C'est
une nouvelle difficulté que la théorie ne peut
surmonter qu'au prix de nouveaux éléments arbitraires,
toujours ces raisons de "convenance" annoncées dans le
Discours préliminaire. A vrai dire, cette partie
de la
théorie prend l'aspect d'une reconstruction, au
sens
que ce terme a en histoire des sciences. Il s'agit de justifier le
chant ut, ré, mi,
fa,
sol, la, si. Or les
notes de basse fondamentale
fa, ut, sol,
qui définissent à
elles seules le mode d'ut, ne suffisent pas à ce
résultat. Il faut y ajouter le son ré, et
d'Alembert ne voit aucune raison justifiant cette complication (54).
Bien entendu, la gamme de Zarlino ne s'est pas historiquement
formée comme le dit d'Alembert, puisqu'elle est le
résultat d'une longue évolution mettant notamment en
oeuvre l'addition de plusieurs tétracordes. D'Alembert ne
l'ignore pas. En fait, rien n'interdit de penser comme lui que la
basse fondamentale a servi de guide, plus ou moins conscient, dans
l'élaboration des gammes. Force est de reconnaître que
le triomphe de la musique tonale classique trouve dans la notion de
basse fondamentale un principe d'explication vraisemblable. Seule la
théorie des sons partiels et des battements plus ou moins
désagréables qu'ils engendrent, de Helmholtz, viendra
supplanter celle de la basse fondamentale, d'ailleurs plus en la
complétant qu'en la contredisant.
Bien des éléments sont exposés et
expliqués dans l'ouvrage de d'Alembert, le tempérament,
les cadences, la gamme mineure, toujours par ce mélange
d'arguments directement tirés des deux expériences du
corps sonore et de raisons qui ressortissent au domaine du goût
(55). Pour ne pas m'attarder, je me limiterai ici à la
question des accords dissonants et de quelques notions sur leur
emploi.
D'Alembert cherche d'abord un accord sur la dominante sol,
caractérisant cette note comme quinte d'ut dans le
mode
d'ut majeur. L'accord parfait majeur sol,
si,
ré ne peut convenir, puisqu'il pourrait figurer en
sol
majeur ou en d'autres tons encore. En ajoutant la dissonance
fa, c'est-à-dire en composant l'accord de
septième de dominante sol si ré fa, on parvient
au but [EM, 76-77] (56). Par des raisonnements analogues d'Alembert
introduit de même l'accord qu'il appelle de grande
sixte, fa la ut ré, ainsi que son
renversement
ré fa la ut. Il faut comprendre que ces accords
pourront être employés directement dans la basse
fondamentale, à la place des accords parfaits.
La notion de dissonance est justifiée d'une manière
analogue à celle qui avait servi à expliquer la
consonance. Est consonant tout accord qui, par ses harmoniques, se
trouve déjà dans la nature. Semblablement, est
dissonante toute combinaison de sons qui ne peut être
ramenée à un tel état naturel (57).
D'autres accords de septièmes sont encore mentionnés et
utilisables dans la basse fondamentale [EM, 89]. Je ne parlerai que
de l'accord de septième diminuée, dont la
présentation de d'Alembert montre bien jusqu'où il lui
faut parfois aller pour "reconstruire" les éléments de
l'harmonie classique. Prenant l'exemple de sol# si ré
fa, d'Alembert nous explique qu'on peut le considérer
comme la réunion, dans le mode de la mineur, de
l'accord de dominante mi sol# si ré et de l'accord
de
septième sur la sous-dominante ré fa la si, ce
qui commence par donner mi sol# si ré fa la.
"Or si l'on laissait subsister ainsi cet accord, il serait désagréable à l'oreille, à cause des dissonances multipliées, ré mi, mi fa, la sol#, la si, ré sol# [...]; de sorte que pour éviter cet inconvénient, on retranche d'abord le générateur la, qui [...] est comme sous-entendu dans ré, & la quinte ou dominante mi, dont la note sensible sol# est censée tenir la place; ainsi il ne reste plus que l'accord sol# si ré fa [...]" [EM, 91]
Je crois qu'on comprendra nettement, sur un tel exemple, pourquoi un esprit habitué à la rigueur mathématique comme celui de d'Alembert insiste sur le caractère hypothético-déductif de la théorie de la musique.
De tout le reste, je ne dirai rien, afin de ne pas alourdir mon
exposé. Le premier livre donne encore les règles de
préparation et de résolution des dissonances dans les
différents modes. Le second livre introduit notamment la
basse continue: ce n'est autre chose que la basse
fondamentale
renversée (au sens où l'on parle aujourd'hui, en
harmonie, des renversements d'un accord). La théorie
harmonique se trouve ainsi très logiquement construite. En
principe, la basse fondamentale ne doit porter que des accords
parfaits et des accords de septième, plus l'accord de grande
sixte. La basse continue, qui est celle qu'on joue réellement,
admet ces accords et tous leurs renversements, accords de sixte, de
quarte et sixte, de seconde, etc.
Est-il vrai, en définitive, qu'en théorie de la musique comme
"dans les matières de Physique [...] il n'est guère permis d'employer que des raisonnements d'analogie & de convenance [...]"? [EM, xiv]
Un point, à ce sujet, mérite d'être
souligné, ce sont les continuels renvois dont
d'Alembert émaille son texte. En cela sans doute se
reconnaît le mathématicien, plus encore que dans ses
calculs, assez nombreux et seulement donnés en notes, des
rapports numériques des intervalles. Le style de l'ouvrage
s'apparente de manière évidente à celui d'un
traité de géométrie, encore qu'on n'y trouve ni
définitions, ni propositions, ni théorèmes, mais
seulement des chapitres et des paragraphes. D'ailleurs cette
différence même est certainement voulue. Il n'importe,
ces renvois constituent la preuve que les
raisonnements ne
sont pas de pure analogie ou de "convenance", mais ressortissent
également à la logique. Une lecture du traité de
d'Alembert impressionne justement par la richesse de tout ce qui est
déduit. Le plus étonnant, peut-être, est qu'on
est en présence d'un vrai traité d'harmonie,
théorique et pratique, comme l'annonce le titre. Contrairement
à Euler, notre mathématicien français ne
"divague" pas; il fait d'abord oeuvre de musicien, du moins de
théoricien de la musique. Il n'invente pas de nouvelles gammes
ou de nouveaux accords pour satisfaire aux calculs. Il respecte les
données de la musique tonale de son temps. Mais ce qui est
remarquable, c'est qu'il tente également de les justifier par
une démarche aussi rigoureuse que possible, et pas seulement,
comme il le croit ou l'exprime faussement, par des raisonnements
analogiques ou esthétiques, mais aussi par des
déductions purement logiques.
Un autre point sur lequel le jugement que porte d'Alembert sur
lui-même n'est pas tout à fait exact concerne le statut
qu'il accorde à la science de la musique. Il l'assimile
à la physique. Or il est parfaitement clair que cette science,
même entendue au sens qu'elle avait en 1750, ne peut conduire
à elle seule à un quelconque jugement de goût.
Mais ne serait-il pas illusoire de vouloir assimiler les
règles de l'harmonie classique, où l'on trouve de
nombreuses conventions, aux lois de la physique qui, malgré
leur lien avec l'expérience, jouissent d'un caractère
de nécessité évidemment beaucoup plus fort (58)?
En fait, la liaison entre la pure physique du son et la
qualité de sa perception, c'est-à-dire la liaison entre
l'objectif et le subjectif, est réalisée par d'Alembert
grâce à la notion de nature (59). On peut lui reprocher
de ne pas suffisamment le souligner. Cette nature, c'est le vrai, le
bien et le beau réunis, ce qui explique qu'elle puisse fonder
la partie esthétique des règles de la musique. Ceci est
très important et témoigne du degré
d'évolution atteint au milieu du XVIIIe siècle par la
théorie de la musique. Partie d'une croyance quasi religieuse
en la vertu des nombres (pythagorisme, VIe s. AV JC), elle s'est
lentement acheminée vers des conceptions plus "positives",
l'analyse physiologique de l'oreille interne par Helmholtz
constituant un aboutissement majeur dans cette conquête, comme
on va bientôt le voir. A mi-chemin entre cet aboutissement et
la théorie de la "coïncidence des coups" (ou son
amplification arithmétique par Euler), l'oeuvre musicale de
d'Alembert représente une étape importante,
historiquement très bien située et qui
révèle en passant que le grand mathématicien,
contrairement à d'autres (60), étaient aussi un homme
bien versé dans l'art des sons.
En achevant notre exposé sur la théorie d'Euler, nous
soulignions comment son caractère a priori en
définissait les limites, ou du moins finissait par la situer
en dehors de la réalité. Tous les sons partiels d'un
son musical ne sont pas équivalents, ni physiquement ni
physiologiquement; les prendre comme de simples diviseurs
arithmétiques ne suffit pas pour rendre compte du
phénomène musical. D'Alembert a compris ceci. Il faut
partir de l'expérience et veiller à ne pas s'en
écarter. Sa prudence est payée en retour. Dans le
"corps sonore", les sons partiels d'ordre 2, 3, 5 sont perçus.
Le reste ne serait que conjectures douteuses auxquelles le savant se
refuse, à part une "seconde" expérience, celle de la
parentée des octaves. Il n'est donc pas absurde de penser que
les sons partiels d'ordre 4 et même 6 sont présents,
encore qu'on ne les entende guère. Le résultat de ces
observations explique, en partie, toute la valeur de la
théorie de Rameau et d'Alembert: sans avoir
pénétré le mystère physiologique de
l'audition musicale, elle réussit à parvenir à
cette étape essentielle, l'importance fondamentale des
premiers sons partiels.
Retour au début de l'article
4. La "Théorie
physiologique de
la musique" de Helmholtz (1863)
Dans les lignes qui précèdent, j'ai
évoqué plusieurs fois cet ouvrage de Helmholtz pour
dire qu'il apportait le juste point de vue sur la perception des sons
partiels harmoniques et, conséquemment, sur
l'évaluation des consonances. Je voudrais maintenant
résumer les principaux éléments de sa
théorie, afin de justifier cette affirmation.
Avant Helmholtz les tentatives d'explication des
phénomènes musicaux ne dépassaient pas, si je
puis dire, la barrière du tympan. Des théories sur la
propagation du son existaient, on savait que le tympan était
mis en vibration par l'air; mais savoir ce qui se produisait dans
l'oreille interne, approfondir de ce fait la connaissance des
rapports entre le phénomène physique de la vibration et
la perception mentale du son, cela était au-dessus des forces
de la science du XVIIIe siècle.
Mais l'étude anatomique de l'oreille interne se perfectionne.
On comprend que les vibrations tympaniques se transmettent au liquide
du limaçon, lequel fait lui-même vibrer une surface de
séparation entre deux cavités du limaçon, la
membrane basilaire. Cette membrane est peu tendue dans le sens
longitudinal de l'enroulement du limaçon, très tendue
au contraire dans le sens transversal. Peu de temps avant les travaux
acoustiques de Helmholtz, le marquis de Corti découvre par
l'étude au microscope que le nerf auditif se ramifie et se
termine par une multitude de prolongements sur la membrane basilaire
(d'où le terme d'organes de Corti. donné
à ces prolongements).
Devant cette énigme acoustique, Helmholtz réalise des
merveilles d'interprétation qui lui permettent d'un coup de
comprendre comment fonctionne l'oreille. Puisqu'elle n'est tendue que
dans le sens transversal, la membrane basilaire peut être
considérée comme mécaniquement
équivalente à un très grand nombre de fibres
(semblables à des cordes d'instrument de musique),
juxtaposées les unes aux autres.
Dès lors, comme dans un piano, chacune de ces fibres se trouve
"accordée" à une fréquence donnée et,
sous l'action des mouvements du liquide du limaçon, vibre par
influence, d'autant mieux que la fréquence excitatrice est
plus voisine de sa fréquence propre. C'est ainsi que la
membrane joue le rôle d'analyseur en fréquence des sons
reçus, les terminaisons nerveuses associées aux fibres
transmettant au cerveau le résultat de cette analyse
physique.
Mais ce premier groupe de phénomènes physiologiques
ainsi "démontés", il faut encore expliquer pourquoi
certains sons produisent de l'agrément, d'autres non. Ici
Helmholtz avance une nouvelle hypothèse, en partie
fondée sur l'expérience. C'est celle du
désagrément des battements de deux sons. Le
phénomène des battements était bien connu,
à la fois en physique et en musique. Lorsque deux sons
simples, c'est-à-dire d'amplitude sinusoïdale, de
fréquence voisine, sont émis, on perçoit des
battements dont la période est égale à la
différence des périodes propres des deux sons. Si ces
périodes sont très différentes, les battements
sont trop lents pour être audibles. Si elles sont au contraire
très voisines, les battements sont très rapides et ne
sont plus nettement perçus (comme une image papillotante qui,
à grande vitesse, donne l'impression de la continuité).
En revanche, il existe une fréquence pour laquelle les
battements sont nets et particulièrement
désagréables. Helmholtz évalue à trente
hertz (61) la fréquence de dureté maximale des
battements et se donne une formule, arbitraire mais vraisemblable,
quantifiant la dureté propre de deux sons simples
en
fonction de leurs fréquences. Mais la dureté propre
n'est pas la dissonance. Celle-ci dépend aussi,
évidemment, de l'énergie des battements. Helmholtz
suppose cette dépendance linéaire et multiplie donc
dureté propre par énergie pour obtenir la dissonance
élémentaire de deux sons simples (62).
La dissonance de deux sons complexes, c'est-à-dire par exemple
de deux notes exécutées au violon, est facile à
quantifier à partir de ce qui précède. On
considère deux à deux tous les partiels harmoniques des
deux sons, on en calcule la dissonance et, supposant là encore
que les effets s'ajoutent linéairement comme les causes, on
fait la somme de toutes ces dissonances élémentaires.
Aussi le résultat dépend-il du timbre de chaque
son. Helmholtz fait un calcul dans le cas de ce qu'il croit
être le timbre du violon et, tenant compte des neuf premiers
sons partiels, parvient ainsi à une courbe
générale de dissonance sur laquelle toute la suite de
sa théorie de la musique est fondée (63).
La figure présente une succession de pics et de vallées qui correspondent respectivement aux dissonances et aux consonances. Les résultats concordent sans conteste avec ce que notre subjectivité nous apprend sur la nature des accords de deux sons. Dans l'ordre décroissant de consonance, les intervalles se classent selon la manière ordinaire: unisson (do), octave (do), quinte (sol), quarte (fa), sixte majeure (la), tierce majeure (mi), tierce mineure (mib) et sixte mineure (lab). Dès qu'on s'éloigne tant soit peu de ces intervalles, la dissonance croît très vite, d'autant plus vite que la consonance non troublée était meilleure. Helmholtz semble être en droit de s'estimer satisfait:
"Bien que la rigueur de cette théorie laisse encore beaucoup à désirer, elle nous suffit pour faire voir que notre hypothèse peut en réalité expliquer la répartition des dissonances et des consonances, telle que la fournit la nature" [Ibidem].
Mais en réalité, comme je l'ai montré dans
l'article mentionné ci-dessus, tout ceci contient beaucoup de
négligences et d'erreurs [Op. cit., p. 315-316]. Les
négligences sont involontaires et auraient pu être
évitées par Helmholtz. Les erreurs, en revanche, sont
dues au développement insuffisant de la science acoustique
à l'époque du savant allemand. Je me contenterai de
renvoyer à ma précédente analyse pour le
détail de ces négligences et erreurs; elles exigeraient
des considérations techniques hors de propos ici. Cependant,
il faut bien comprendre que les conséquences en sont
importantes d'ailleurs à peu près toutes
orientées dans le même sens, comme je le dirai tout
à l'heure.
Il y a toutefois une négligence non involontaire qu'il n'est
pas inutile d'expliquer, car cela permettra de mieux comprendre le
fonctionnement de l'oreille comme analyseur de fréquence. Nous
avons vu que Helmholtz calculait la dissonance
élémentaire de deux sons simples comme le produit de
l'énergie de leurs battements par une fonction de
dureté propre, maximale pour trente hertz. La fonction de
dureté propre joue le rôle d'hypothèse
physiologique de la théorie; comme dans tout système
scientifique de nature hypothético-déductive, elle se
justifie par les résultats qu'on en peut tirer et n'est
justiciable d'aucune critique a priori. L'usage que Helmholtz fait de
l'énergie des battements est en revanche beaucoup trop
schématique. Expliquons-nous.
Soient f1 et f2 les fréquences
des deux sons
simples produisant des battements. Puisque seuls les battements
désagréables nous intéressent, c'est que la
différence de ces fréquences avoisine trente hertz,
conformément à l'hypothèse physiologique
élémentaire émise par Helmholtz. En toute
généralité, chacun des deux sons fait
résonner par influence, à sa fréquence,
toutes les fibres de la membrane basilaire de l'oreille interne.
Ainsi, toutes les fibres, étant excitées par les deux
sons, sont le siège de battements. Il n'est pas difficile de
montrer que, dans l'ensemble de la membrane, l'énergie de ces
battements connaît deux maxima, pour des fibres dont la
fréquence propre de vibration est voisine de f1 ou
f2. Aux fréquences musicales, trente hertz
représente peu de chose, de sorte que f1 et f2
peuvent être considérées comme peu
différentes. Pour apprécier l'énergie des
battements, Helmholtz se contente de la calculer dans la
fibre de
fréquence moyenne (f1 + f2)/2
(64).
Pourtant, la perception des battements doit évidemment
dépendre de ceux qui apparaissent dans toutes les fibres, car
l'oreille entend grâce à elles toutes. Helmholtz, qui le
sait bien, argumente de la façon suivante afin de n'en garder
qu'une seule, celle qui correspond à la fréquence
moyenne:
"Des battements plus faibles pourront encore, il est vrai, se produire dans des arcs fibreux voisins, mais avec une intensité rapidement décroissante. Aussi pourrait-on considérer comme plus exact d'intégrer, par rapport à [la fréquence propre des arcs fibreux] la valeur [de l'énergie des battements], de manière à avoir la somme des battements dans tous les organes de Corti. Mais il faudrait alors avoir une idée au moins approximative de la densité des organes de Corti pour différentes valeurs de [la fréquence], c'est-à-dire pour différentes régions de la gamme, et c'est ce qui nous manque. En tout cas, dans la sensation, il est plus important de considérer le plus haut degré de dureté que la répartition d'une moindre dureté sur un grand nombre d'organes sentants. C'est ce qui m'a décidé à ne prendre en considération que le maximum des battements [... ] " [Op. cit., p. 528].
C'est déjà une première négligence que
d'assimiler, sans autre forme de procès, deux maxima à
un seul. Mais affirmer, comme je le souligne dans le texte
cité, qu' "il est plus important de considérer le plus
haut degré de dureté que la répartition d'une
moindre dureté sur un grand nombre d'organes sentants", cela
semble être un véritable sophisme. Chacun sait bien, en
effet, que l'intégration d'une fonction de faible valeur sur
un grand intervalle peut fort bien produire un résultat aussi
grand, voire plus grand, que celle d'une fonction de grande valeur
limitée à un petit intervalle. Quant à l'excuse
invoquée par Helmholtz pour justifier sa négligence de
l'intégration, à savoir son ignorance complète
de la répartition des fibres dans la membrane basilaire ("et
c'est ce qui nous manque"), elle n'est peut-être pas de la plus
grande bonne foi. Certes, les coupes anatomiques ne permettaient pas
encore à son époque de déterminer cette
répartition, mais l'expérience auditive à elle
seule pouvait déjà justement en donner une idée
approximative (65).
En revanche, Helmholtz était parfaitement en mesure de deviner
que la prise en compte de toutes les fibres risquait de ruiner, ou
tout au moins d'affaiblir, sa théorie; car enfin,
n'était-il pas intuitif que l'étalement de la
dissonance sur toute la membrane basilaire diminuerait
considérablement la sélectivité des intervalles
musicaux du point de vue de leur consonance (66). A la
vérité, le refus par Helmholtz de l'intégration
de la dissonance sur toutes les fibres vibrantes est assez
surprenant. Certes, les calculs, déjà complexes sans
cette intégration, en fussent devenus presque impossibles pour
l'époque. Et cependant, Helmholtz était assez bon
mathématicien pour savoir que l'intégrale d'une
fonction presque partout faible n'est nullement négligeable
à côté du pic que la fonction présente
dans un endroit restreint. Remarquons toutefois que la phrase
litigieuse commence par la restriction "dans la sensation". Cette
précision est difficile à comprendre. On peut penser,
ainsi que je l'ai suggéré [cf. op. cit., p.
311], qu'elle fait implicitement référence au
phénomène du seuil: en deçà d'une
certaine valeur, l'intensité des battements ne contribuerait
à aucune sensation, de sorte que l'intégrale des
petites valeurs serait réellement négligeable. Ainsi,
ce qui paraît une erreur mathématique deviendrait ainsi
une vérité physiologique.
En définitive, bien des éléments sont
négligés par Helmholtz, même la variation, avec
la fréquence propre, de la masse et du coefficient
d'amortissement des fibres de la membrane basilaire. Dès lors,
les calculs présentés dans la Théorie
physiologique sont presque illusoires. Une chose est sûre
cependant; si l'on tente de les reprendre en y apportant toutes les
corrections possibles [bidem, p. 317-323], le
résultat
se dégage avec évidence: la fonction de dissonance que
l'on obtient ressemble à celle de Helmholtz, mais les
"vallées" sont beaucoup moins accentuées. Cela signifie
que les consonances devraient se manifester bien moins nettement que
ne le prévoyait Helmholtz. Et pourtant, notre
expérience musicale, lorsqu'elle a été
convenablement éduquée, nous atteste que
Helmholtz ne se trompait pas. Alors, qu'est-ce à dire? Je
crois que la solution de cette difficulté n'est guère
difficile à trouver. Précisément, pour percevoir
nettement les accords musicaux l'oreille a besoin d'une
éducation spécifique. Je pense que le pouvoir de
discernement physique des consonances est très limité
et correspond aux courbes aplanies qu'on obtient grâce aux
corrections modernes. Mais perception n'est pas sensation. Au
delà de la pure mécanique de l'oreille interne a lieu
la transmission nerveuse de l'information. Dans ce domaine, le
principe de la linéarité n'est nullement de rigueur.
Chacun sait que les réflexes se conditionnent et
s'acquièrent, ce qui doit s'expliquer par une structuration
"cognitive" comme on s'exprime aujourd'hui. Il est incontestable que
l'éducation musicale relève en partie de ce genre
d'acquisition. Cela suffit à expliquer la vraisemblance des
résultats de Helmholtz.
Conclusion
S'imaginer que l'histoire des sciences se déroule
rationnellement selon un constant progrès, ce serait une
naïveté hautement condamnable aujourd'hui, après
tous les travaux qu'on a produits sur les notions de rupture
épistémologique, de paradigme et autres
révolutions scientifiques. S'imaginer en outre que
la
science pourrait "expliquer" la musique, c'est-à-dire tout ce
qu'est susceptible d'exprimer tel prélude de J.S. Bach, tel
concerto de Mozart, tel quatuor de Beethoven ou le Sacre du
printemps, ce serait vraiment une cuistrerie intolérable
et ridicule.
Sur le premier point toutefois, sans entrer dans des
considérations de nature métaphysique, on ne contestera
tout de même pas qu'il a "globalement" progrès
scientifique; je pense justement que l'histoire des théories
de la musique s'accorde avec cette idée
générale. De toute évidence, l'explication
physico-physiologique des sensations sonores approche la
"réalité" de bien plus près qu'une simple mise
en relation des phénomènes avec la théorie
euclidienne des proportions. Du reste, comme cela arrive
fréquemment en science physique, la théorie
récente ne contredit pas entièrement la théorie
ancienne. Plus que d'une opposition, il s'agit d'une
généralisation dans laquelle l'ancienne théorie
apparaît comme un cas limite, ou un cas "tronqué", de la
nouvelle. Et c'est notamment en cela qu'il est possible d'affirmer
qu'il y a eu progrès; car si la physiologie de l'oreille
interne peut expliquer à rebours l'importance des rapports
simples entre fréquences sonores, l'inverse n'est pas
concevable: les lois des proportions n'expliquent pas le
fonctionnement de l'oreille interne!
Quant au second point, il faut reconnaître que la science
explique bien peu de choses, sinon rien, en comparaison de tout ce
que la musique transmet. Autant l'admettre sans discussion.
Peut-être la leçon à tirer des études de
théorie musicale est-elle que, aussi loin que l'art des sons
se développera, dépassant la tonalité et le pur
emploi des notes, il n'en devra pas moins toujours compter avec la
part naturelle que toute oeuvre doit contenir: pour
la
respecter directement ou pour s'y opposer. Cette nature, c'est ce que
notre oreille, de par son anatomie et à travers son
éducation, est capable de comprendre et d'apprécier.
1. Cf. Jean Itard, Les livres arithmétiques d'Euclide, Hermann, 1961, p. 201; cf. aussi Paul Tannery, "Inauthenticité de la "Division du canon" attribuée à Euclide", in Mémoires scientifiques, tome III, Sciences exactes dans l'Antiquité, 1889-1913, Gauthier-Villars, 1915, p. 213-219.
2. Cf. P. Bailhache, "Valeur actuelle de l'acoustique musicale de Helmholtz", Revue d'histoire des sciences, XXXIX/4, 1986, pp. 301-324. Le titre complet de l'ouvrage de Helmholtz est Théorie physiologique de la musique, fondée sur l'étude des sensations auditives, trad. G. Guéroult, Paris, 1874 [Die Lehre von den Tonempfindungen als physiologische Grundlage für die Theorie der Musik, 1863].
3. Je ne m'étendrai pas sur le titre du traité. Le mot canon est le terme employé par les Grecs anciens pour désigner le monocorde, cet instrument de théorie musicale destiné plus à l'expérience qu'à l'art, et qu'on peut imaginer comme un violon réduit à une seule corde. "Diviser le canon", c'est déterminer les différentes longueurs qu'on doit faire prendre au monocorde, à tension constante, afin de faire résonner toutes les notes possibles.
4. Une des sources les plus
importantes de
théorie musicale dans l'Antiquité est celle des
Harmoniques de
Ptolémée (le célèbre astronome, IIe s.
ap. J.C.). Elles ont été traduites en latin par le
mathématicien anglais John Wallis et publiées (avec le
texte grec) dans ses Opera
omnia en 1699.
Wallis les a
accompagnées des Commentaires de Porphyre sur le
texte de Ptolémée.
Mais si la majorité des théories anciennes sont de
nature mathématique, il y a cependant une
célèbre exception, celle d'Aristoxène de
Tarente, un disciple d'Aristote de la fin du IVe s. av. J.C. (sans
parler des brefs Problèmes
musicaux d'Aristote
lui-même). Dans
son Traité
d'Harmonique,
Aristoxène s'oppose
aux pythagoriciens; il rejette leurs calculs de pure
arithmétique au profit d'une appréciation qualitative
fondée sur les sensations sonores et utilise les concepts de
ton, de
demi-ton, et
autres intervalles musicaux. Je reviendrai à lui lorsque je
parlerai de d'Alembert, car celui-ci et Aristoxène ont ceci de
commun qu'ils considèrent la musique comme un domaine de la
physique, dont l'analyse doit ainsi nécessairement partir de
l'expérience.
5. Tannery remarque fort justement: "Si l'on se rend compte enfin de l'objet véritable que se propose l'auteur [de la Division du canon], il nous sera difficile, à nous modernes, de ne pas voir une gageure soutenue contre le bon sens, car il ne s'agit de rien moins que de déterminer a priori, sans effectuer aucune mesure, et avec le minimum de données empruntées aux connaissances musicales, quels sont les rapports numériques correspondant aux intervalles reconnus comme consonants." Et il poursuit en mentionant la République de Platon (VII, 531) qui conseille, dans l'étude de la musique, de préférer la raison aux oreilles, et de rechercher quels sont les nombres consonants.
6. Je me contenterai ici d'un examen superficiel, sans faire le rapprochement des propositions arithmétiques de notre texte musical avec les Éléments d'Euclide. Cf. sur point, par exemple, Jean Itard, op. cit., p. 204; c'est le Livre VIII des Éléments avec lequel doit être fait le rapprochement.
7. La Division du canon donne la "démonstration" suivante pour cette seconde proposition (les lettres B, G, D, représentent ici les majuscules grecques Beta, Gamma, Delta): "Soit l'intervalle BG et soit fait G à B comme B est à D, et que D soit multiple de G. Je dis que B est aussi multiple de G.
Car puisque D est multiple de
G, G mesure D. Mais
nous avons appris que si autant de nombres qu'on voudra sont
proportionnels et si le premier mesure le dernier, il mesure aussi
les moyens. G mesure donc B et B est multiple de G". Tannery
(loc cit., p.
215-216) explique à juste titre que cette preuve "contient un
paralogisme (au lieu d'un postulat posé dans le
préambule, on invoque la réciproque de ce postulat,
laquelle est absolument déraisonnable). Quoique ce paralogisme
n'ait pas fait sourciller Porphyre, qui a reproduit presque tout
l'opuscule dans son Commentaire
sur les
Harmoniques de Ptolémée,
il
a été remarqué dès l'antiquité, et
l'on a essayé de démontrer autrement la même
proposition, comme on peut le voir dans Boèce (Inst. Mus.,
II, 21-22)."
Pour comprendre que la proposition II est vraie, il suffit de
l'écrire:
où m, n, k et h sont entiers. Décomposant m et n en produits de facteurs premiers, les facteurs premiers de mexp(2) et nexp(2) figurent tous en nombre pair et la division, qui doit produire un entier, est elle-même un produit de facteurs premiers dont chacun apparaît un nombre pair de fois. Le résultat de cette division est donc le carré d'un entier (on peut aussi démontrer la même chose par l'absurde, comme dans le cas de l'irrationalité de la racine de 2).
8. Le texte ajoute cet élément essentiel à la preuve, que le nombre de moyens pour un rapport réduit est le même que pour un rapport non réduit.
9. Le reste de la Division du canon contient encore les énoncés de trois inégalités (l'octave est inférieure à six tons...), une proposition sur l'impossibilité de diviser le ton en plusieurs parties égales et, finalement, quatre propositions qui expliquent comment trouver les longueurs des cordes de la lyre, étant sous-entendu qu'à tensions et natures égales les longueurs des cordes sont inversement proportionnelles aux hauteurs des sons (Tannery a d'ailleurs montré que les deux dernières propositions ont été ajoutées à une époque postérieure à la rédaction de ce qui précède; cf. op. cit., p. 213-215).
10. Ainsi, par exemple, pour prouver la loi de la double négation ( i.e. la proposition non non p est équivalente à la proposition p) dans le système des Principia mathematica de Russell et Whitehead, une déduction d'une vingtaine de lignes est nécessaire. Cette déduction part des quatre axiomes du système:
qui, on le voit, sont plus
complexes que la
thèse à prouver. Que le simple soit déductible
à partir du complexe soit possible dans un tel système
provient de la présence, dans les règles de
déduction, de la règle dite Modus
Ponens (ou règle de
détachement); cette règle autorise à tirer le
conséquent b d'une implication a
-> b, dès lors que
l'antécédent a et l'implication
elle-même ont été prouvés. Le seul
conséquent b est en effet plus simple que l'implication a
-> b.
Dans un système de déduction naturelle, au contraire,
la preuve de tout théorème part toujours de
séquences élémentaires qui doivent avoir la
forme a =>
a. La
règle Modus Ponens n'est pas utilisée. Les premiers systèmes de
déduction naturelle remontent à Herbrand et surtout
à Gerard Gentzen.
11. J'analyserai également les quelques articles que, presque jusqu'à sa mort, le mathématicien suisse a consacrés à la théorie de la musique, et qui apportent une ou deux nouveautés par rapport au Tentamen. En revanche, je laisserai de côté les pages dévolues au même sujet dans les Lettres à une princesse d'Allemagne (seulement 16 pages sur près de 600). Elles contiennent seulement une sorte d'extrait ultra-simplifié du Tentamen.
12. Au Moyen Age le quadrivium désignait les quatre "arts" mathématiques: l'arithmétique, la musique, la géométrie et l'astronomie. Ce quadrivium constituait la partie supérieure du savoir, par opposition au trivium, la partie élémentaire, qui, elle, comprenait la grammaire, la rhétorique et la dialectique.
13. Cf. notre ouvrage Leibniz et la théorie de la musique, Klincksieck, coll. "Domaine musicologique", 1992, 158 p.
14. [OO, 3a, I, x-xiv] Cette référence, comme les suivantes d'Euler, renvoie aux Opera Omnia, series tertia, volumen primum, "Opera physica, miscellanea, epistolae; Lipsiae et Berolini, 1926.
15. "La musique est une pratique occulte de l'arithmétique dans laquelle l'esprit ignore qu'il compte." (lettre à Chr. Goldbach du 17/4/1712). Cf. notre livre, déjà cité, Leibniz et la théorie de la musique, p. 151.
16. Les nombres premiers issus de deux sons différents doivent être distincts. Sinon, 1:p:p sera assimilé à 1:p et non à 1:pexp(2), car les deux sons p sont saisis par l'oreille comme un son unique.
17. Cf. par exemple notre étude "Cordes vibrantes et consonances chez Beeckman, Mersenne et Galilée", Sciences et techniques en perspective, 23, spécialement $3, p. 81 à 88. Cette erreur est commise par Galilée sans aucune ambiguïté: "Ainsi la première et la plus agréable consonance sera celle de l'octave, puisqu'à chaque percussion du tympan due à la corde la plus grave correspondent deux percussions provoquées par la corde la plus aiguë: à l'occasion d'une vibration sur deux de la corde la plus aiguë les effets viendront donc se conjuguer, en sorte que la moitié des percussions au total battront l'oreille ensemble; de leur côté deux cordes à l'unisson, vibrant toujours ensemble, donnent l'impression d'une seule corde et pour cette raison ne produisent aucune consonance. La quinte elle aussi est agréable, par le fait qu'à deux pulsations de la corde la plus grave correspondent chaque fois trois pulsations de la corde la plus aiguë: si donc l'on compte d'après les vibrations de cette dernière, un tiers de toutes les vibrations ont lieu ensemble, ce qui signifie que deux vibrations solitaires viennent s'intercaler entre chaque couple de vibrations concordantes; dans la quarte, ce sont trois vibrations solitaires qui viendront s'intercaler." [Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, trad. Clavelin, A. Colin, Paris 1970, p. 85. Je souligne]
18. "magis est composita" = dépasse en complexité.
19. Ou, si l'on préfère, 1/(p + q - 1) pourra constituer une mesure directe de cette douceur. C'est cette valeur que Galilée, Mersenne et leur contemporains "auraient dû" trouver.
20. Euler présente ces rapports dans l'ordre inverse de celui qui a cours aujourd'hui (1:2 au lieu de 2:1, etc.). On pourrait croire à un archaïsme, puisque les Grecs procédaient de cette manière. Mais en fait Euler recherche simplement à placer les nombres dans un ordre croissant.
21. Cf. notre article, déjà cité, "Cordes vibrantes et consonances chez Beeckman, Mersenne et Galilée", p. 82.
22. En conséquence:
23. Cf. ci-dessus la fin de l'introduction.
24. C'est-à-dire dont les composants ont été divisés par leur PGCD; le terme "réduit" est de moi.
25. Bien qu'Euler ne manipule
que la
quantité (Aa.Bb)/PGCD(Aa,Bb),
elle est égale au PPCM de Aa et Bb, ce qui est plus simple
à exprimer et à calculer.
On peut justifier PPCM(x,y) = x.y/PGCD(x,y) de la façon
suivante. Soient x = PGCD.X et y = PGCD.Y, où X et Y sont
premiers entre eux (s'ils ne l'étaient pas, leurs facteurs
communs entreraient dans le PGCD). Immédiatement, PPCM =
PGCD.X.Y = x.y/PGCD(x,y).
26. Euler propose de calculer ce degré à partir de ceux de A, a, B, b et du PGCD(Aa,Bb). Mais cela n'est pas plus simple.
27. Il se contente de la mise en garde: "Hic vero cavendum est, ne ordines successionum cum gradibus suavitatis confundantur." [OO, 3a, I, 268]
28. En fait, comme le rang dépend essentiellement du rapport entre les exposants des deux accords, Euler se limite à des exposants de la forme pA, qA, avec p et q = 1, 2, 3, etc.
29. La nécessité de faire monter la sensible à la tonique et descendre la sous-dominante fa au troisième degré mi, tout en conduisant la dominante sol à la tonique ut, entraîne que dans le passage de l'accord de septième de dominante à l'accord parfait de tonique l'un des deux accords est forcément incomplet; ici j'ai choisi ut ut mi au lieu de ut sol ut mi (cf. par exemple Théodore Dubois, Traité d'harmonie théorique et pratique, Heugel, Paris, 1921, p. 70). Au surplus, comme il est facile de le constater par des calculs élémentaires, cela ne change rien aux conclusions que je tire.
30. Pour mettre les deux accords à leur exacte hauteur relative, il suffit d'ajuster la tonique basse ut du second accord à la bonne hauteur par rapport à celle de la basse sol du premier accord; cette dernière note étant représentée par le nombre 36, le ut en question, qui est une quinte au-dessous, correspondra au nombre 36.2/3 = 24. Il faut donc multiplier les nombres du second accord par 12. Ainsi, b = 12 = 2exp(2).3 et Bb = 2exp(4).3.5. Les facteurs de ce nombre étant totalement compris dans ceux de A, le PPCM ne change pas.
31. Toutefois, c'est moi qui considère ces exemples, pas Euler lui-même. Mais je fais une stricte application de sa théorie.
32. La gamme diatonique "corrigée" (cf. infra) correspond à l'exposant 2exp(m).3exp(3).5. Elle contient donc entièrement la succession de la cadence parfaite, ce qui n'a rien de surprenant.
33. La référence (sans citation précise) est faite dans le Tentamen page 332, à titre d'argument d'autorité. Plus tard, dans un article de 1764, Euler produit la citation complète [OO, 3a, I, 515], mais cette fois pour s'élever contre le principe qu'elle prétend poser.
34. Les gammes retenues sont (en omettant le facteur systématique 2exp(m)):
Les gammes contenues dans
d'autres qui sont
admises sont: 3.5, 3exp(2).5, 3.5exp(2), 5exp(3).
Les gammes rejetées sont: 1, 3, 5, 5exp(2), 3exp(3),
3exp(4),5exp(4), 3exp(5), 3exp(4).5.
D'ailleurs, la distinction entre les gammes éliminées
parce que contenues dans d'autres et les gammes purement et
simplement rejetées n'est pas très nette.
35. Cf. [OO, 3a, I, 509 et suiv.]. Euler considère aussi son premier renversement, dont il est inutile de parler ici.
36. [OO, 3a, I, 510]. Cf. infra notre compte rendu de l'explication de Rameau et d'Alembert. Dans un autre article, "Du véritable caractère de la musique moderne" (1764), Euler refusera, plus généralement, le concept même de dissonance: "Les musiciens conviennent bien que de tels accords ne sauraient être conciliés avec les principes de l'harmonie et ils tâchent de les soutenir par le nom de dissonance qu'ils leur imposent; mais, s'ils entendent par ce terme un tel accord où l'oreille ne saurait découvrir aucun rapport, on devrait pouvoir se servir avec autant de succès de tout autre mélange de tons, quelque absurde qu'il soit; ce que les musiciens sont bien éloignés d'admettre." [OO, 3a, I, 524]
37. Euler produit ici la citation que nous avons rapportée plus haut.
38. Dans un autre article, Euler dit encore mieux: "nous pourrons dire avec feu Mr. de Leibniz que la musique a maintenant appris à compter jusqu'à sept." [OO, 3a, I, 525]
39. C'est-à-dire en moyenne selon les divers instruments. Seuls des instruments très timbrés comme la clarinette, présentent des sons partiels d'intensité élevée au-delà du dixième.
40. Cf. Helmholtz, op. cit., p. 249, 293 et 441 pour les références à l'accord de rapport 7/4. Cependant, Helmholtz rejette finalement cet accord, comme d'autres fondés sur le nombre 7, pour la raison que son renversement est "pire que lui-même". Et il conclut qu' "il existe donc une véritable lacune dans la série des intervalles rangés suivant leur harmonie, et c'est cette lacune qui forme la limite entre les consonances et les dissonances." (p. 293).
41. Je laisse de côté dans cet article, pour des raisons pratiques, les autres écrits de d'Alembert sur la musique, en particulier l'article Fondamental de l'Encyclopédie. Je compléterai cette lacune ultérieurement.
42. Euler atteste une connaissance de la théorie de Rameau en correspondant avec lui, mais seulement après la parution du Tentamen. Les quelques articles annexes qu'il publie ensuite semblent justement montrer, comme on l'a vu, qu'Euler a pris conscience de l'existence de la théorie rivale de Rameau et d'Alembert seulement après la publication de son Tentamen. De son côté, d'Alembert connaissait certainement l'ouvrage d'Euler, mais n'en faisait sans doute pas grand cas (cf. infra la sévère critique qu'il lui adresse implicitement).
43. Je modernise l'orthographe comme je l'ai fait pour les quelques textes en français d'Euler. La référence, comme les suivantes de d'Alembert, renvoie aux Eléments de musique suivant les principes de M. Rameau, 2e édition, 1779 (réédition récente: Editions d'aujourd'hui, "Les introuvables", Plan-de-la-Tour, 1984 [la 1re édition date de 1752] ).
44. Par la suite, l'entente entre l'artiste et le mathématicien s'est gâtée, Rameau, apparemment "grisé" par son succès de théoricien, ayant prétendu fonder la Géométrie sur les expériences qui lui avaient servi de principes harmoniques! [EM, 212].
45. D'Alembert ignore ici, volontairement ou non, la théorie leibnizienne de la musique comme arithmétique inconsciente (cf. par exemple P. Bailhache, Leibniz et la théorie de la musique, Klincksieck, coll. "Domaine musicologique", 1992, p. 147, 151). Cf. ici-même à la quatrième page de ce texte.
46. Dans le "Discours préliminaire" à la seconde édition de ses Eléments de musique, d'Alembert mentionne aussi la "très belle" expérience des sons résultants de Tartini (EM, xix), dont le Traité de l'harmonie date de 1754. Puisqu'il s'agit d'une approche expérimentale, comme chez Rameau, d'Alembert la considère d'un oeil favorable. "Mais son livre est écrit d'une manière si obscure, qu'il nous est impossible d'en porter aucun jugement; [...] il serait à souhaiter que l'Auteur engageât quelque Homme de Lettres versé dans la Musique & dans l'art d'écrire, à développer des idées qu'il n'a pas rendu assez nettement [...]" [EM, xx]
47. A en croire les paroles de l'auteur, la partie théorique de son livre est très simple: elle "ne suppose, ainsi que le dit l'Introduction, aucune autre connaissance de Musique, que celle des syllabes ut, ré, mi, fa, sol, la, si, que tout le monde connaît." [EM, xxviii]
48. "L'expérience seule [...] doit être la base ]de la Musique[" [EM, xxi]. Il est remarquable que d'Alembert classe résolument l'acoustique parmi les sciences expérimentales, alors qu'une partie de la mécanique la statique reste située du côté des mathématiques (cf. ses tentatives de démonstration géométrique du principe de la composition des forces). Comme les Grecs et leurs successeurs jusqu'à Descartes, sinon Euler, plaçaient la musique dans les mathématiques, on peut y voir une marque de l'évolution générale des sciences "exactes".
49. Cf. Sauveur, "Système général des intervalles et des sons, et son application à tous les systèmes et à tous les instruments de musique", Mémoire de l'Académie Royale des Sciences, 1701, Section IX, "Des sons harmoniques", réimprimé in Joseph Sauveur, Colleted Writings on Musical Acoustics (Paris 1700-1713), ed. by Rudolf Rasch, The Diapason Press, Utrecht, 1984, p. 149.
50. Comme d'Alembert je donnerai des exemples en ut pour le mode majeur, en la ou ut pour le mode mineur.
51. La supériorité scientifique de d'Alembert sur Rameau apparaît nettement à cette occasion, le musicien faisant appel à une troisième expérience, mal décrite, (il s'agit de celle de la vibration par influence) pour justifier l'accord parfait mineur.
52. Les termes statique et dynamique sont de moi.
53. Comme on l'a compris, par harmoniques, d'Alembert entend seulement les sons partiels de la première expérience.
54. fa, ut, sol produisent, par la basse fondamentale sol, ut, sol, ut, fa, ut, fa, ce que d'Alembert appelle l'échelle diatonique des Grecs: si, ut, ré, mi, fa, sol, la. Pour que l'échelle démarre d'ut et non de si, il faut employer la basse fondamentale ut, sol, ut, fa, ut, sol, ré, sol, ut. [EM, 30-39].
55. Un exemple typique de ce mélange: les cadences, qui reposent l'oreille en satisfaisant son désir de revenir au générateur, c'est-à-dire à la tonique, doivent être pratiquées au moins toutes les quatre mesures. Un bon exemple, en revanche, de déduction directe est celui du paragraphe 37 (p. 26): deux accords parfaits ne peuvent se succéder diatoniquement).
56. On a vu ci-dessus que cela est une explication rejetée par Euler.
57. D'Alembert s'exprime un peu moins clairement: "La raison qui rend la dissonance désagréable, c'est que les sons qui la forment ne se confondent nullement à l'oreille, & sont entendus par elle comme deux sons distincts, quoique frappés à la fois." [EM, 13]
58. On sait que c'est justement d'Alembert qui, à la question posée par l'Académie de Berlin "si les lois de la Statique et de la Mécanique sont de vérité nécessaire ou contingente?" répond de manière fort astucieuse par l'affirmation de la nécessité "non pas en ce sens que le Créateur n'eût pu établir des lois toutes différentes, mais en ce sens qu'il n'a pas jugé à propos d'en établir d'autres que celles qui résultaient de l'existence même de la matière." (cf. Traité de dynamique, 1743, réédition Gauthier-Villars, Paris, 1921, discours préliminaire, p. xxxii et suiv.).
59. On pourrait penser que la notion de nature n'apporte rien de nouveau, puisque la physique, c'est précisément la science de la nature (physis = nature). Mais c'est là son sens aristotélicien, pas le sens que lui a conféré la révolution scientifique galiléenne, en retranchant notamment de l'explication physique tout recours aux causes finales. Donc, faire appel à la nature à l'époque de d'Alembert, c'est bien ajouter quelque chose de plus à la physique; car la nature, dans toute son ampleur, contient encore bien des notions esthétiques et téléologiques, alors que la physique vient d'être "désacralisée".
60. Si plusieurs hommes de sciences sont connus avoir possédé un réel talent de musicien, certains ont aussi avoué leur quasi-indifférence (par exemple, Lagrange: "on a dit qu'il n'était pas insensible aux charmes de la musique. En effet, quand une réunion était nombreuse, il n'était pas fâché qu'un concert vînt interrompre les conversations et fixer toutes les attentions. Dans une de ces occasions, je lui demandais ce qu'il pensait de la musique: Je l'aime parce qu'elle m'isole; j'en écoute les trois premières mesures, à la quatrième je ne distingue plus rien, je me livre à mes réflexions, rien ne m'interrompt, et c'est ainsi que j'ai résolu plus d'un problème difficile. Ainsi, pour lui, la plus belle oeuvre de musique devait être celle à laquelle il avait dû les inspirations les plus heureuses." in J.L. Lagrange, OEuvres (publiées par les soins de J.A. Serret), Gauthier-Villars, 1867, tome I, p. XLVII-XLVIII [notice de Delambre] ).
61. Le hertz est l'unité de mesure d'une fréquence, égale au nombre de périodes qui se répètent pendant une seconde.
62. Soit Df la différence des fréquences des sons simples produisant les battements (D représente ici la majuscule grecque Delta). Helmholtz choisit comme expression de la dureté propre:
une fonction dont le maximum est égal à l'unité lorsque Df = 30. "C'est l'expression la plus simple qui remplisse les conditions données, mais elle naturellement arbitraire jusqu'à un certain point" (op. cit., p. 528).
63. Au lieu de prendre le timbre du violon tel qu'il est réellement entendu, Helmholtz adopte celui de la vibration de ses cordes (telle qu'on peut l'observer au microscope): il est en fait très différent, car la résonance de la table d'harmonie et de la caisse apportent beaucoup de modifications. Le calcul (dont Helmholtz ne donne pas le détail) était certainement très fastidieux à la fin du XIXe siècle; il est devenu aujourd'hui une simple affaire de programmation sur ordinateur.
64. Ce n'est donc pas là que l'énergie est maximale, mais puisqu'on suppose f1 et f2 voisines, les deux maxima sont rapprochés et l'énergie de la fréquence moyenne est presque maximale.
65. Cf. "Valeur actuelle de l'acoustique musicale de Helmholtz", op. cit., p. 310. De la seule hypothèse que l'oreille présente des propriétés à peu près semblables sur quelques octaves, on déduit que la densité de répartition des fibres doit être inversement proportionnelle à la fréquence, dans les octaves considérées du moins. Aujourd'hui, l'anatomie confirme cette densité pour les octaves du médium.
66. Le calcul confirme cette intuition.