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*Paru dans Studia Leibniztiana,
Actes du colloque L'actualité de Leibniz : les deux
labyrinthes (Cerisy, 15-22 juin 1995).
"musica est exercitium arithmeticae occultum nescientis se numerare animi"(1)
Comme on s'en doute, même si Leibniz a peu écrit sur la
musique comparativement à la philosophie ou les
mathématiques, ce qu'il a laissé sur la question ne se
réduit pas à cette seule affirmation. Du reste,
à elle seule, elle renvoie à deux problèmes:
d'une part celui du statut de la musique dans sa philosophie en
général; d'autre part celui de la définition des
intervalles et des consonances par les nombres. Je n'insisterai
guère sur le premier, largement débattu, et me
contenterai d'y venir dans la conclusion, afin d'expliquer, autant
que faire se peut, l'étrangeté de l'"attitude" de
Leibniz envers l'art des sons (intérêt mêlé
d'indifférence). Le second constitue un thème propre de
théorie musicale, qui mérite, je crois, un
exposé beaucoup plus détaillé.
Les textes(2) de Leibniz sur la musique sont peu nombreux: il
s'agit soit de simples allusions incluses dans des textes
philosophiques ou des lettres diverses, soit d'ébauches de
théorie musicale (seulement trois à quatre pages en
1709), soit enfin de lettres spécifiquement consacrées
au thème de la théorie musicale. Ces dernières,
qui représentent - en quantité du moins - ce qu'il y a
de plus important, se limitent cependant à une dizaine de
missives adressées à Conrad Henfling (1706 à
1709) et à deux autres adressées à Christian
Goldbach (1712). En 1980, on ne comptait qu'une vingtaine de titres,
articles ou livres, d'analyse ou de commentaire à propos de
Leibniz et de la musique.
Sur la théorie musicale chez Leibniz le seul thème pour
lequel le philosophe offre quelque sérieuse "prise", hormis,
bien entendu, celui des rapports de la musique avec la philosophie en
général , la correspondance avec Henfling constitue la
source essentielle. Cette correspondance, jointe aux pages
d'ébauche de théorie musicale, a été
publiée par Rudolf Haase en 1982(3), qui l'a
accompagnée d'un commentaire érudit, solide du point de
vue de l'information, mais erroné quant à
l'interprétation (l'auteur voit en Leibniz un adepte du
pythagorisme, sans qu'aucun élément concret
permette de prouver cette thèse). En 1989, Andrea Luppi a
publié un ouvrage de 200 pages sur Leibniz et la musique,
travail très sérieux, bien documenté(4). Plus
récemment, la correspondance avec Henfling, suivie des deux
lettres à Christian Goldbach, a été
éditée par mes soins, traduite du latin pour les textes
écrits en cette langue, et accompagné d'une partie
introductive(5). En guise de préambule, je commencerai par
exposer brièvement le contenu de cette correspondance en me
référant à ce dont Henfling est l'auteur, ce qui
nous permettra ensuite de prendre une exacte mesure de ce qu'il peut
y avoir d'original dans les écrits du savant sur le sujet.
Conrad Henfling (1648-1716) a été fonctionnaire
à la cour du Margrave de Ansbach, puis conseiller aulique
(Hofrat). Il a été mis en relation avec Leibniz par la
princesse Caroline de Ansbach, plus tard reine d'Angleterre. L'oeuvre
musicologique de Henfling était encore connue vers 1740, mais
visiblement personne ne l'avait réellement lue et elle finit
par tomber dans l'oubli.
Cette oeuvre consiste essentiellement en une Lettre latine
adressée à Leibniz en 1706, d'une vingtaine de pages.
Elle est accompagnée de quelques autres lettres, dans
lesquelles intervient un troisième personnage: Alphonse des
Vignoles, expert en musicologie(6), auquel Leibniz a passé la
lettre de Henfling. Ce dernier espérait publier sa Lettre
latine dans les Acta Eruditorum: elle le fut
finalement dans
le premier tome des Miscellanea Berolinensia, en
1710,
publication éditée sous la direction de Leibniz
lui-même. Dans les Miscellanea, Henfling a enrichi
la
première version de sa Lettre latine en tenant compte des
objections que lui avaient opposées Leibniz et des
Vignoles.
Assurément, comme le dit Haase, l'oeuvre de Henfling est
parfaitement "unpädagogisch"(7); il faudrait ajouter:
passablement confuse et maladroite, riche d'une complexité
pléthorique(8). Henfling propose une nouvelle appellation des
intervalles de musique(9) c'était une chose courante à
l'époque, il suffit de penser à Sauveur qui fit de
même en France , il en définit et classe une quarantaine
à partir de principes nouveaux, il donne aussi une
méthode inédite de tempérament qui s'appuie sur
une nouvelle théorie de la musique. Pour finir, il invente un
nouveau type de clavier pour les orgues et clavecins. Bien entendu,
il est hors de question de présenter ici tout cela en
détail. Je renvoie aux publications mentionnées en
références.
Au départ, avant l'envoi de son essai, Henfling cherche
à impressionner Leibniz:
"Madame ladite Princesse, écrit-il dans une lettre du 21 novembre 1705, m'a demandé d'où il venait que la musique, qui était toute corporelle dans ses causes et dans ses effets, et qui n'était aperçue que par nos corps, ne laissait pas de donner tant de satisfaction à notre esprit? Je lui ai allégué les raisons que j'ai pu, mais j'ai ajouté que le plaisir que l'on sentait à considérer et à connaître au juste toutes les parties et toutes les minuties, par lesquelles les intervalles diffèrent les uns des autres, était encore de toute une autre nature. Aussi ne voit-on guère des sciences qui soient plus cultivées que la musique, mais en même temps aussi qui le soient moins bien, et moins comme il faut. Les anciens Grecs, en grande foule, aussi bien que le peu qu'il y avait dans les Latins, ont suivi les fautes qu'Euclide avait commises dans sa Section du canon, jusqu'à Ptolémée, qui en a substitué d'autres en leur place. Parmi les modernes, ce que les Pères Kircher et Mersenne y ont fait en d'assez grands volumes ne vaut pas le parler; Mr Des_Cartes s'est contenté de montrer le chemin, sans éplucher l'affaire(10). Et Feu Mr Huygens, dans l'Histoire des Ouvrages des Sçavans 1691, est arrivé là en sautant, où il fallait marcher par degrés"(11)
Cette entrée en matière vaut à Henfling une sage
mise en garde de son correspondant:
"Je souhaite de recevoir bientôt votre Lettre Latine sur la Musique. Mons. Hu[y]gens en avait étudié la théorie avec soin, et ce ne sera pas peu, Monsieur, si vous enchérissez sur ce qu'il a donné. Il allait assez par degrés dans ses méditations, mais il aura peut-être donné quelque échantillon ex abrupto."(12)
Henfling ne tarde pas à envoyer sa Lettre latine à
Leibniz. Des Vignoles, le lecteur chargé par Leibniz de rendre
compte de la Lettre, se plaint de n'y rien comprendre; il faut dire
que l'emploi exclusif de lettres pour noter les rapports musicaux
(par exemple m/n au lieu de 2/1) et le principe de définition
des intervalles (cf. plus bas sur cette question) ne rend pas la
tâche facile. Leibniz n'ajoute aucun commentaire aux remarques
du rapporteur.
Mais la maladresse des notations n'empêche pas de suivre
comment Henfling tempère l'octave. Nous pouvons ici nous
pencher sur cette question, qui exige quelques explications
préalables. Leibniz lui-même, comme je le dirai plus
bas, la considéra d'un peu plus près que le reste des
problèmes de théorie musicale.
Les trois exigences fondamentales de tout
tempérament
Tempérer une gamme(13), c'est adopter des hauteurs de sons
fixes de telle sorte que la musique puisse être jouée
à peu près juste dans tous les tons. Sur les
instruments à sons fixes, précisément (orgue,
clavecin, luth), le tempérament est indispensable, puisque la
hauteur des notes est réglée une fois pour toute (du
moins entre chaque accord). Deux cas se présentent,
qui
correspondent à peu près à l'évolution
historique de la musique elle-même: celui d'une pure
mélodie à une seule voix et celui d'une musique
polyphonique, harmonique et tonale.
a) Dans la première hypothèse, des difficultés
apparaissent dès qu'il y a plus qu'un seul type d'intervalle -
ce qui est évidemment toujours le cas, puisqu'une
mélodie fondée sur un unique intervalle serait la plus
ennuyeuse du monde! On a coutume de remarquer par exemple qu'une
suite de quintes ne peut jamais donner la même note qu'une
suite d'octaves (Henfling le fait lui-même au $ 30 de sa Lettre
latine). 3/2 et 2 étant les rapports des fréquences de
ces intervalles respectifs, cette non-concordance se trouve
justifiée par le fait qu'aucune puissance de 3/2 ne peut
égaler une puissance de 2 (c'est-à-dire (3/2)exp m =
2exp n est une égalité impossible pour tout couple
d'entiers m et n), théorème d'arithmétique
tenant lui-même à ce que 2 et 3 sont des nombres
premiers entre eux. Ainsi douze quintes montantes suivies de sept
octaves descendantes devraient produire la même note selon les
règles ordinaires du solfège(14), mais en fait les
notes extrêmes sont à un comma ditonique (ou
pythagoricien) de distance (intervalle
(3/2)exp(12)/2exp7 ~=
74/73). De même, quatre quintes n'égalent pas exactement
deux octaves augmentées d'une tierce majeure, la
différence étant d'un comma syntonique (ou
ptolémaïque) (intervalle (3/2)exp4/2exp2/(5/4) =
81/80).
b) Dans l'hypothèse de la musique tonale harmonique, ce qui
précède n'est plus vrai. Car alors toutes les notes
prennent leur valeur et leur signification par rapport à une
seule d'entre elles, précisément la tonique(15).
Il ne peut plus y avoir de "dérive" mélodique: les
notes jouées sont celles de la gamme juste. Cependant, de
nouvelles difficultés surgissent dès que l'on veut
changer de tonalité, c'est-à-dire
moduler. Cela se pratique ordinairement aux
tonalités
les plus proches, celles qui contiennent le moins de notes
différentes de celles de la tonalité d'origine. Il est
facile de montrer que, dans le cas d'un ton voisin, outre
l'introduction d'une note nouvelle (par exemple fa#
dans le
passage d'ut majeur à sol majeur), une autre note doit
être modifiée d'un comma syntonique (ainsi le la,
qui doit être rehaussé de cet intervalle dans le passage
d'ut majeur à sol majeur). Des modulations plus
éloignées introduisent d'autres nouvelles notes et
obligent à d'autres rehaussements ou abaissements. La
conclusion est que, même dans la musique tonale, la
dérive des notes est inévitable.
Afin de permettre le maximum de modulations, on peut envisager de multiplier les touches d'un clavier (ou les frettes d'un luth); il reste toutefois bien clair que cette solution atteind rapidement ses limites, des touches trop nombreuses rendant l'instrument impossible à jouer. Tout tempérament apparaît ainsi comme un compromis entre trois exigences mutuellement incompatibles: 1) obtenir des intervalles justes, 2) pouvoir moduler et transposer librement, 3) disposer de claviers aussi aisés à jouer que possible.
A l'époque de Leibniz, le tempérament égal
commençait à s'imposer dans la pratique. Cependant, du
point de vue théorique, un autre mode de partage de l'octave
dominait encore: le tempérament mésotonique. Je
tenterai d'expliquer ici en quelques mots le principe de ce
tempérament.
On sait que les grecs anciens ne considéraient pas les tierces
et les sixtes comme des intervalles consonants. Pour eux, les
consonances se limitaient à l'octave, la quinte et la quarte.
Ils ont ainsi été amenés à définir
les degrés de la gamme par des intervalles successifs de
quintes(16). Ces quintes, ramenées dans la même octave,
donnent des degrés justes pour la dominante et la
sous-dominante (sol et fa en ut
majeur), mais faux pour
les autres. Ainsi, pour la tierce majeure, l'intervalle obtenu par
l'addition des quintes, dit tierce pythagoricienne,
vaut 81/64
= (9/8)2 et semble "impur" en comparaison de la tierce juste 5/4 (des
battements désagréables s'entendent dans la tierce
pythagoricienne). On calcule que la tierce pythagoricienne est plus
haute d'un comma syntonique que la tierce juste.
Le tempérament mésotonique, imaginé pour la
première fois semble-t-il par Pietro Aron (Venise, 1523),
consiste précisément à diminuer les
quintes(17) d'un quart de comma syntonique, de telle
manière que les tierces majeures deviennent justes. Des
calculs simples montrent que, dans le tempérament
mésotonique tous les tons ont la même valeur
moyenne(18) (d'où le nom de ce tempérament).
Le défaut essentiel du tempérament mésotonique
est que, contrairement au tempérament égal par exemple,
il ne permet pas des modulations en nombre illimité. En
descendant de douze quintes (tempérées), on devrait
retrouver la note dont on est parti, à l'enharmonie
près(19). Mais des différences se sont
accumulées et la nouvelle note est distance d'environ un comma
et demi de celle qu'elle devrait égaler(20).
En définitive, des trois exigences fondamentales de tout
tempérament deux sont atteintes: intervalles à peu
près justes (tant qu'on ne module pas trop), clavier facile
à jouer. La troisième ne l'est pas: les
possibilités de modulation sont limitées à une
envergure de onze tons. Historiquement, cela a bien convenu à
la musique jusqu'à l'époque de J.S. Bach,
particulièrement pour le clavecin - instrument rapidement
réaccordable, donc présentant la possibilité de
modifier la hauteur du ton central entre deux morceaux d'un concert
-, moins pour l'orgue et pas du tout pour le luth, qui, quant
à lui, réclamait le tempérament égal
à cause de ses frettes.
La méthode de tempérament de Henfling
Face à ces exigences, la manière de tempérer de
Henfling apparaît emprunte d'une rigidité
archaïque. Il part, sans raison véritable, du ton
mineur(21) et du demi-ton diatonique (diaton)(22), les soustrait l'un
de l'autre; puis il poursuit plusieurs soustractions(23) avec les
résultats qu'il obtient, posant ainsi par définition:
chrome |
= |
ton - diaton |
harmonie |
= |
diaton - chrome |
hyperoche |
= |
chrome - harmonie |
eschate |
= |
harmonie - hyperoche |
Encore qu'il ne l'avoue pas, cette procédure s'inspire de
celle de l'algorithme d'Euclide, employée pour
trouver
la mesure commune à deux grandeurs. Seulement ici, Henfling a
la chance que les divers intervalles produits vont en
décroissant... du moins jusqu'à l'eschate (car la
différence hyperoche - eschate serait au contraire
supérieure à l'eschate lui-même)(24). Il s'agit
donc, en fait, d'une application arbitraire de l'algorithme
d'Euclide, accompagnée d'une règle également
arbitraire destinée à ce que la procédure
s'arrête.
Ayant ainsi défini des intervalles suffisamment petits pour
permettre un découpage de l'octave aussi fin que
désiré, Henfling ajoute sans aucune justification
avouée le principe d'abaisser une quinte sur quatre dans
l'addition pythagoricienne des quintes. La procédure s'inspire
visiblement du procédé du tempérament
mésotonique, mais maladroitement, et cela pour deux raisons:
d'une part il est fâcheux d'opérer des corrections de
manière discontinue au lieu de les répartir
uniformément sur toutes les quintes; d'autre part Henfling se
trompe, commençant par abaisser la troisième quinte au
lieu de la quatrième(25). Quoi qu'il en soit, il aboutit
à une division de l'octave en 50 parties: avec un tel nombre,
il est évidemment hors de question de pratiquer le
tempérament sur un instrument. L'exigence de
"jouabilité" est totalement abandonnée; Henfling n'en
parle même pas(26).
"...novumClaviarii Organi genus, a multis commoditatibus commendatum,..."(29)
et il ajoute seulement qu'il en attend une description
complète(30).
Comment Leibniz jugeait-il Henfling?
Il n'est pas très aisé de répondre à
cette question. L'attitude de Leibniz envers Henfling est assez
énigmatique. Au début, nous l'avons vu, lorsque la
correspondance s'établit et que Henfling annonce l'envoi de sa
Lettre latine sur la musique, en précisant qu'il
espère avoir réussi là où tous ses
prédécesseurs, y compris Huygens, ont
échoué, Leibniz attend avec intérêt le
texte de son correspondant. Dans la suite, une fois reçu ce
texte, il charge des Vignoles de l'étudier à sa place,
puis jette un regard à la fois sur le texte et sur les
commentaires du rapporteur, en prenant visiblement la défense
de Henfling contre les critiques peu indulgentes de celui-ci (BH
108). Mais lorsque des Vignoles s' "éclipse" et que la
correspondance reprend seulement entre Henfling et Leibniz, ce
dernier montre de plus en plus de scepticisme en face du travail de
Henfling. Une chose le préoccupe particulièrement,
c'est que Sauveur ne soit pas injustement calomnié par
Henfling (BH 146; LTM 149). S'adressant à des Vignoles,
Leibniz écrit en 1709:
"J'eusse souhaité que M. Henfling se fût expliqué davantage quelques fois dans sa lettre Latine: mais j'attribue l'obscurité que j'y trouve encor par cy par là, au peu de practique que j'ay en cette matière outre qu'il pourra trouver un jour l'occasion de s'expliquer d'avantage: et il semble que l'honnêteté ne permet pas qu'on en arrête davantage l'impression." (BH 135; LTM 142).
On voit que Leibniz garde jusqu'à la fin quelque
hésitation sur la valeur du travail de Henfling; et ceci parce
qu'il s'estime insuffisamment savant en théorie de la musique.
Si l'on pense en effet à l'imprécision de ses
connaissances on en verra un exemple avec le tempérament qu'il
propose lui-même dans la lettre à Henfling du 24 octobre
1706 (31), il faut reconnaître que Leibniz fait preuve ici
d'une certaine lucidité. S'adressant directement à
Henfling (dans sa dernière lettre portant sur la
théorie musicale), il lui avoue qu'à ses yeux le
tempérament égal lui semble suffisant pour la pratique.
Il écrit aussi:
"[...] je souhaiterois qu'on pensât un peu plus qu'on ne le fait ordinairement, aux raisons de la practique et de ce qui plaist le plus dans les compositions [...]" (BH 147; LTM 149).
Il est permis d'interpréter ces lignes comme une critique de
l'arbitraire contenu dans les élucubrations de la Lettre
latine.
Quelques passages de la correspondance ou quelques bribes
éparses dans des textes philosophiques contiennent des
éléments de théorie musicale qui ne se
réduisent pas à de simples commentaires. Ainsi en
va-t-il, en rapport avec les théories de Henfling,
d'"annotations" à son système et d'une table des
intervalles qu'on peut dater d'avril 1709(32). De même la
lettre à Christian Goldbach du 17 avril 1712 apporte-t-elle
quelques compléments sur les conceptions du maître de
Hanovre en matière de théorie de la consonance. En
définitive, Leibniz s'est intéressé
principalement à trois questions: l'origine des consonances,
leur classement et le problème du tempérament.
La notion de la consonance selon Leibniz
"Il faut noter que les nombres qui interviennent dans les rapports des intervalles musicaux, écrit Leibniz, c'est-à-dire sont susceptibles de les constituer, proviennent des seuls nombres premiers 2, 3, 5 (33) [...] J'entends les couples de nombres constituant le rapport, qui sont premiers entre eux, en sorte que le rapport ne peut être ramené à des nombres plus simples. Les consonances naissent ici de tous et des seuls rapports de nombres qui ne sont pas plus grands que l'octonaire <c'est-à-dire 8> et qui interviennent dans des rapports d'intervalles musicaux ne dépassant pas deux. Sont ainsi exclus de la constitution de ces consonances tous les nombres plus grands que 8, et parmi les nombres plus petits, le nombre 7. La raison en est que l'harmonie consiste dans les conjonctions des coups, même si ces conjonctions sont imparfaites. Mais l'esprit, à travers cette arithmétique inconsciente dont il se sert en musique, a du mal à suivre, si avant de parvenir à la conjonction la multitude des coups est excessive, et le sujet ne prend de plaisir à rien observer d'autre lorsque tant d'éléments interviennent. En effet, à vrai dire, la beauté ou (si l'on veut généraliser) ce qui est agréable consiste dans une observation aisée du multiple; à tel point que, conséquemment, la difformité elle-même plaît, lorsqu'elle devient observable; et que les erreurs amusent quand elles offrent matière à la critique et au rire. Et même, ceci étant, on pourrait fort bien mêler d'autres intervalles aux consonances, à supposer que par cette diversification il y ait quelque chose d'observable dans l'égarement même. Quant aux consonances elles-mêmes, il leur faut des nombres premiers petits et la puissance du nombre premier doit être d'autant plus petite que celui-ci est plus grand. C'est pourquoi seul le double s'élève à une puissance [...]"
La lettre à Goldbach du 17 avril 1712, qui contient la
citation mentionnée au début de cette communication,
dit de même:
"Au reste, je pense que la raison des consonances doit être cherchée à partir de la coïncidence des coups <congruentia ictuum>. La musique est une pratique occulte de l'arithmétique dans laquelle l'esprit ignore qu'il compte. Car, dans les perceptions confuses ou insensibles, [l'esprit] fait beaucoup de choses qu'il ne peut remarquer par une aperception distincte. On se tromperait en effet en pensant que rien n'a lieu dans l'âme sans qu'elle sache elle-même qu'elle en est consciente. Donc, même si l'âme n'a pas la sensation qu'elle compte, elle ressent pourtant l'effet de ce calcul insensible, c'est-à-dire l'agrément qui en résulte dans les consonances, le désagrément dans les dissonances. Il naît en effet de l'agrément à partir de nombreuses coïncidences insensibles. D'ordinaire, on fait un mauvais compte en n'attribuant à l'âme que les opérations dont elle a conscience. [...] Dans l'octave un coup sur deux de l'une des séries de coups coïncide avec chaque coup de l'autre série. Dans la quinte chaque troisième [coup] d'une série et chaque second de l'autre se conjuguent."
Ces textes sont très riches. Je n'insisterai pas sur
l'interprétation philosophique de la perception inconsciente,
bien connue, et qui se rattache notamment à la notion
mathématique de l'intégration. On découvre que
Leibniz, loin d'être pythagoricien, fait sienne la
théorie dite de la coïncidence des coups.(34)
Cette théorie, que Descartes, Galilée, Mersenne avaient
adoptée, représente en quelque sorte la meilleure
explication du phénomène de la consonance, dans
l'ignorance où l'on est alors de la vraie nature du son et du
véritable fonctionnement de l'oreille humaine. Elle est
séduisante pour un mathématicien, car elle lui permet
de donner une raison physique à la mise en correspondance des
intervalles avec les rapports numériques. On sait qu'Euler,
dans son Tentamen novae theoriae musicae (1739), en
déduisit toutes les implications les plus complexes: des
formules de classement des intervalles, mais aussi des formules de
classement des accords, les règles de l'harmonie
elles-mêmes! Ceci pour dire que, s'il l'avait voulu, s'il
s'était un peu plus penché sur la question, Leibniz
aurait peut-être pu aller plus loin et tirer quelques
conséquences nouvelles de la théorie de la
coïncidence des coups.
La lettre à Goldbach commence d'ailleurs par un passage qui
explique la limitation aux nombres 2, 3 et 5:
"Il n'est pas impossible qu'il y ait quelque part des animaux qui aient plus de sensibilité musicale que nous, et qui apprécient des proportions musicales par lesquelles nous ne sommes guère affectés. Mais je pense qu'une plus grande finesse de nos sens nous nuirait plus qu'elle ne nous servirait; nous aurions en effet beaucoup de sensations déplaisantes à la vue, à l'odorat, au toucher. Et ceux qui sont d'une sensibilité trop fine en musique sont choqués par certaines notes fausses <oberrationibus> qu'on ne peut convenablement éviter dans la construction des instruments en usage [et] qui, d'habitude, ne choquent pourtant pas l'auditoire. En musique, nous ne comptons pas au delà de cinq, pareils en cela à ces gens qui, dans l'arithmétique aussi, n'allaient pas plus loin que le nombre trois et qui sont à l'origine du dicton allemand sur les simples: Er kann nicht über drey zählen. Tous nos intervalles en usage viennent en effet de rapports composés à partir des rapports entre les couples des nombres premiers 1, 2, 3, 5. Si nous avions en partage un peu plus de finesse, nous pourrions aller jusqu'au nombre premier 7. Et je pense qu'il y a réellement des gens dans ce cas. C'est pourquoi les anciens ne refusaient pas complètement aussi le nombre 7. Mais il n'y aura guère de gens, qui iraient jusqu'aux nombres premiers [suivants] les plus proches, 11 et 13."
Euler s'en souviendra et parodiera le dicton, quand il donnera son
explication de l'accord de septième de dominante,
fondée sur la consonance du nombre 7:
"On soutient communément qu'on ne se sert dans la musique que des proportions composées de ces trois nombres premiers 2, 3 et 5 et le grand Leibniz a déjà remarqué que dans la musique on n'a pas encore appris à compter au-delà de 5; ce qui est aussi incontestablement vrai dans les instruments accordés selon les principes de l'harmonie. Mais, si ma conjecture a lieu, on peut dire que dans la composition on compte déjà jusqu'à 7 et que l'oreille y est déjà accoutumée(35); c'est un nouveau genre de musique, qu'on a commencé à mettre en usage et qui a été inconnu aux anciens. Dans ce genre l'accord 4, 5, 6, 7 est la plus complète harmonie, puisqu'elle renferme les nombres 2, 3, 5 et 7; mais il est aussi plus compliqué que l'accord parfait dans le genre commun qui ne contient que les nombres 2, 3 et 5. Si c'est une perfection dans la composition, on tâchera peut-être de porter les instruments au même degré." [Opera Omnia, 3a, I, p. 515]
Le classement des consonances par Leibniz
Lorsqu'il définit les intervalles, Leibniz place la tierce
majeure avant la quarte dans l'ordre des degrés
décroissants de consonance. Il suit en cela la tradition de
son temps, comme l'avait fait précédemment Descartes.
Mais, en tant que mathématicien, il aurait pu, là
encore, être plus original, comme plus tard Euler (1739) qui
remarquera que ce sont seulement des raisons harmoniques qui
justifient la préséance de la tierce majeure sur la
quarte, alors qu'en eux-mêmes le second intervalle est meilleur
que le premier.
Leibniz trace cette table(36):
Dans le texte qui accompagne ce tableau, Leibniz prétend avoir
eu, de son propre chef, l'idée d'employer les logarithmes dans
la définition des intervalles - idée qui a
été exploitée avec succès,
reconnaît-il, par Huygens et surtout Sauveur. Cependant,
l'usage qu'il en fait est peu intéressant, surtout quand on le
rapproche des travaux de Huygens et de Sauveur: à partir des
logarithmes Leibniz se contente de tirer des comparaisons de grandeur
entre diverses combinaisons d'intervalles (comme par exemple le fait
que le ton mineur ne dépasse pas beaucoup le cinquième
de la sixte majeure ou le quart de la quinte, BH 137; LTM 143), ce
qui ne débouche évidemment sur aucune théorie.
Il qualifie pompeusement les égalités de la colonne de
droite, toutes parfaitement évidentes car
réalisées même dans le tempérament
égal, d'équations harmoniques(37).
Leibniz et le problème du tempérament
Leibniz traite cette question avec plus d'ampleur que les autres. La
concentration de son intérêt sur ce thème
s'explique, au moins en partie, par le fait que Huygens, Sauveur et
Henfling l'ont eux-mêmes abordé ou en ont fait l'objet
principal de leurs recherches.
Le tempérament de Huygens est particulièrement
astucieux. C'est un partage de l'octave en 31 parties qui a
l'heureuse propriété de donner des intervalles
très proches de ceux du tempérament mésotonique;
mais en plus il supprime presque complètement le défaut
de la quinte des loups propre à ce dernier
tempérament, car il autorise une série infinie de
transpositions. Au sujet du tempérament de Huygens, Leibniz se
contente d'écrire:
"...il [Huygens] ne rend point raison de son tempérament, qui est le quart de Comme. Mais il semble d'estre content des raisons de Salinas et de Zarlini (sic)" (BH 84; LTM 128; cf. aussi BH 97; LTM 134).
Ceci contient trois erreurs. D'abord Leibniz semble presque assimiler
purement et simplement le tempérament de Huygens au
tempérament mésotonique (quoiqu'il sache très
bien que son système contienne 31 parties égales);
ensuite, n'ayant pas compris l'originalité de la
démarche, il n'en voit pas la raison et prétend
indûment que Huygens n'en avait pas; enfin il cite
Salinas et Zarlino, alors que dans le Cycle harmonique
Huygens
mentionne Salinas et Mersenne. Tout ceci montre que Leibniz
connaît mal l'oeuvre de Huygens sur le tempérament, aux
alentours de 1710 du moins.
En revanche, il n'en va pas de même pour le tempérament
de Sauveur. Leibniz a bien compris l'ingéniosité du
procédé qui consiste à diviser l'octave en 43
parties, parce que le logarithme à base 10 de 2 (2 est le
rapport de l'octave) vaut 0,30103 et que 301 est divisible par 43. En
divers endroits de sa correspondance avec Henfling, il défend
Sauveur et donne un bon résumé de sa méthode de
tempérament (BH 83-84, 97-98, 132, 137; LTM 127-128, 134, 140,
143-144). Pourtant, il n'a pas complètement aperçu tout
ce que contient cette méthode. Une autre justification
importante du nombre 43 lui a échappé. En effet, ce
nombre n'est pas seulement justifié par le fait qu'il divise
301. Il a pour autre raison d'être, qu'en remplaçant la
variété des tons majeurs et mineurs de la gamme juste
par l'unique ton moyen, les principaux degrés se trouvent fort
précisément représentés - correctement
tempérés - par des multiples de la 43e partie de
l'octave.
A l'occasion de son analyse des tempéraments de Huygens et de
Sauveur, Leibniz présente même un tempérament de
son cru, un partage de l'octave en 60 parties. Cette valeur,
prétend-il, est le nombre de commas syntoniques compris dans
l'octave; mais la véritable valeur est 55,8 et l'on est
surpris d'une approximation aussi grossière (BH 85; LTM
129).
"J'ay trouvé, qu'en les [= les tons majeur et mineur] distinguant et prenant le Comma pour l'Elément, ou pour l'unité, on peut diviser l'octave en 60 parties égales à peu près, et l'estime des intervalles sera(38)
D'un tempérament à l'autre, Leibniz effectue ses comparaisons à l'aide de ce qu'il appelle des équations harmoniques on en a vu quelques échantillons dans sa table des intervalles. Portant sur les lettres (A, B, C, etc.) qu'il a attribuées aux différents intervalles, ces équations ne sont que la traduction symbolique de simples additions (des logarithmes des rapports de fréquence) du genre:
"Ayant considéré un jour et examiné par les Logarithmes l'ancienne division de l'octave en 12 parties égales qu'Aristoxène suivoit déjà; et ayant remarqué combien ces intervalles également pris approchent des plus utiles de ceux de l'échelle ordinaire, j'ay crû que pour l'ordinaire on pourroit s'y tenir dans la practique..." (BH 147; LTM 149).
Effrayé par les constructions artificielles de son correspondant, on a vu comment Leibniz prônait un retour à la simplicité(40).
" il y a, ajoute-t-il, quelques phrases pour ainsi dire, qui nous enlevent partout où elles se trouvent. Parmy 100 airs, à peine puis j'en rencontrer un ou deux, que je trouve forts et nobles; et j'ay remarqué souvent, que ce que les gens du metier estimoient le plus, n'avoit rien qui touchât. La simplicité y fait souvent plus d'effect, que les ornemens empruntés. Qu'y at-il de plus simple que le chant de ce Texte: Ecce quomodo moritur justus[?](41) cependant toutes les fois que je l'entends (comme je l'ay souvent entendu chanter pendant ce carême par les enfans de choeur dans les rues) j'en suis enlevé; et j'ay remarqué qu'encor les autres le trouvent fort et beau."(42)
Occasion rare, l'évocation de "ce qui plaist le plus dans
les compositions" amène Leibniz à quelque confidence
sur son goût personnel en musique et nous découvrons que
c'est, en quelque sorte, celui d'un véritable philosophe; la
musique profane semble passer pour lui au second plan par rapport
à la musique sacrée, celle qui tente d'établir
un contact avec Dieu. C'est elle qui "enlève" l'auditeur,
c'est elle qui, comme nous allons le voir tout de suite, donne une
image de l'harmonie préétablie.
Et, en effet, l'examen du statut que Leibniz confère à
la musique dans sa philosophie peut nous aider à expliquer ce
goût, à préciser le sens de son attitude envers
l'art musical en général, de son attitude envers les
musiciens et envers ceux qu'on n'appelait pas encore des
musicologues.
La musique joue un rôle un peu particulier chez Leibniz: celui de terme de comparaison pour le concept philosophique de l'harmonie universelle. On connaît bien la profonde signification de ce concept majeur de sa philosophie; il est indispensable pour expliquer autrement que par une infinité de miracles tous plus absurdes les uns que les autres l'accord entre des monades qui ne communiquent pas réellement entre elles et qui développent dans le temps les caractères de leur propre substance, leur accord avec le monde de la matière. L'harmonie universelle préétablie, c'est
"[...] la beauté merveilleuse et l'artifice divin et infini de l'univers, qui ne souffre ni atomes ni vide ni même de substance purement matérielle [...]; qui fait comme deux règnes, s'entrerépondant exactement, l'un des causes finales, l'autre des efficientes; qui soumet le monde matériel ou des corps à celui des esprits et le physique au moral, le mécanisme à la métaphysique réelle, les notions abstraites aux complètes, les phénomènes ou résultats aux vraies substances, qui ne sont que des unités et subsistent toujours; qui exige une laison parfaite de toutes choses et un ordre achevé, en sorte qu'il est impossible que rien se conçoive mieux et de plus grand." (GRUA, II, p. 486)
En divers endroits, Leibniz développe la comparaison de
l'harmonie universelle avec la musique:
"[...] au reste les imperfections qui sont dans l'univers sont comme des dissonances dans une excellente pièce de Musique, qui contribuent à la rendre plus parfaite, au jugement de ceux qui en sentent bien la liaison. Ainsi on ne peut point dire que Dieu en créant le monde ait fait une machine imparfaite, & qui se développe mal." (Leibniz à Nicolas Hartsoeker [1711?] in KE, IV, p. 385)
La musique, aux yeux de Leibniz, est ainsi comme "l'imitation de
cette harmonie universelle que Dieu a mis dans le monde"(43), de
même que chaque âme, chaque monade, est un miroir (fini)
de l'univers (infini).
Mais à focaliser toute son attention sur la musique, on ne devrait pourtant pas oublier qu'elle n'est pas ce qu'il y a de plus élevé dans la pensée de Leibniz. "La Musique est subalterne à l'Arithmétique", affirme-t-il aussi (GP, VII, p. 170). Certes, "les plaisirs des sens qui approchent le plus des plaisirs de l'esprit <, et qui sont les plus purs et les plus seurs>, sont ceux de la musique..." [...] et "La seule chose qu'on y peut craindre, c'est d'y employer trop de temps." (GRUA, p. 580). La musique est ce qu'il a de plus élevé dans l'ordre des sens. A cet égard, révélateur est le fait que, un peu plus loin dans le même passage, lorsqu'il décrit le bonheur comme l'amour de Dieu, Leibniz ne mentionne pas la musique (mais seulement les "merveilles des raisons et des vérités éternelles" dans les sciences, dans la morale, dans le droit, ou "les merveilles de la nature corporelle", c'est-à-dire les sciences de la nature). La musique n'est donc qu'un plaisir des sens, inférieur à tous ceux de l'esprit, aussi bas soient ces derniers. Toutefois, une chose élève la musique, c'est qu'elle peut être assimilée à un plaisir de l'esprit, entaché de confusion et d'inconscience: "les plaisirs des sens se réduisent à des plaisirs intellectuels confusément connus. La Musique nous charme [...]" (GP, VI, p. 605). Dans ces conditions, les mathématiques, la philosophie, la religion sont des disciplines bien plus élevées en dignité que la musique, et même que la théorie de la musique (car cette théorie regarde un objet de valeur inférieure). Leibniz assurément était un esprit universel et la musique, comme toute chose, était susceptible de l'intéresser. Mais nous pensons qu'il faut garder à l'esprit quel était le rang qu'elle occupait pour lui. Ce rang subalterne explique à notre avis l'attitude relativement distante que Leibniz a eu envers les théories de Henfling; il explique aussi qu'il n'ait jamais produit de réflexion approfondie d'ordre proprement "musicologique"(44).
AK: Sämtliche Schriften und Briefe, herausgegeben von der Preußichen [puis Deutschen] Akademie der Wissenschaften zu Berlin (Darmstadt [puis Leipzig, Berlin], 1923-...)
BH: Der Briefwechsel zwischen Leibniz und Conrad Henfling, herausgegeben von Rudolf Haase (Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1982).
CO: Opuscules et fragments inédits de Leibniz, par Louis Couturat (Alcan, Paris, 1903).
GM: Die mathematischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, herausgegeben von C Gerhardt (7 vol., Berlin und Halle, 1849-1860).
GP: Die philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, herausgegeben von C Gerhardt (7 vol., Berlin, 1875-1890).
GRUA: Textes inédits de Leibniz, par G. Grua (P.U.F., Paris, 1948).
KE: Epistolae ad diversos, herausgegeben von Chr. Kortholt (2 vol., Leipzig, 1734).
Bailhache Patrice, "Leibniz et la théorie de la musique", in "Leibniz, Tradition und Aktualität", V. Internationaler Leibniz-Kongreß, Vorträge, Hannover, 14-19 nov. 1988, pp. 34-41.
Bailhache Patrice, "Le système musical de Conrad Henfling (1706)", Revue de musicologie (Société française de musicologie, Paris, 1988, no 1, 74, p. 5-25).
Bailhache Patrice, "Tempéraments musicaux et mathématiques", Sciences et techniques en perspective, 16, Université de Nantes, Dép. de mathématiques, 1989, p. 83-114.
Bailhache Patrice, "Le miroir de l'Harmonie universelle: musique et théorie de la musique chez Leibniz", L'esprit de la musique, Essais d'esthétique et de philosophie (participation à un ouvrage collectif sous la direction de Hugues Dufourt, Joël-Marie Fauquet et François Hurard), Klincksieck, Paris, 1992, p. 203-216.
LTM: Bailhache Patrice, Leibniz et la théorie de la musique, Klincksieck, coll. "Domaine musicologique", Paris, 1992, 158 p. (contient notamment la traduction française des textes latins de BH).
Henfling C., C. Henflingii Epistola de novo suo Systemate Musico, Onoldi 17. April 1708. ad Praesidem data, Miscellanea Berolinensia (1710), pp. 265-294 + fig. 66 et 67.
Huygens Chr., Le cycle harmonique (Rotterdam, 1691; ed. by R. Rasch, The Diapason Press, Utrecht, 1986).
Luppi Andrea, Lo Specchio dell'Armonia Universale, Estetica e musica in Leibniz, Franco Angeli, Milano, 1989.
Sauveur J., Collected Writtings on Musical Acoustics
(Paris
1700-1713), edited by R. Rasch (The Diapason Press, Utrecht,
1984).
1. "la musique est une pratique
cachée de
l'arithmétique, l'esprit n'ayant pas conscience qu'il compte",
KE I, 240. Ceci est répété en divers endroits
(BH 140 = LTM 147; GP VI, 605; le texte de GP IV, 550-551, "Extrait
du Dictionnaire de M. Bayle" [vers 1703], est peut-être le plus
détaillé:
"J'ay déjà montré plus d'une fois que l'ame fait
beaucoup de choses sans savoir comment elle les fait, lorsqu'elle le
fait par le moyen des perceptions confuses et des inclinations ou
appetitions insensibles dont il y en a tousjours un grandissime
nombre et dont par consequent il est impossible que l'ame
s'apperçoive, ou qu'elle puisse les demeler directement.
Jamais nos perceptions sont parfaitement unies, comme pourroit etre
une ligne droite, elles sont tousjours revetues de quelque chose de
sensible, qui enveloppe quelque chose de confus, lors même
qu'il est clair. [...] J'ay montré ailleurs que la perception
confuse de l'agrement ou des agremens <sic,
certainement une erreur; il
faut lire "du désagrément"> qui se trouve dans les
consonances ou dissonances consiste dans une Arithmetique occulte.
L'ame compte les battements du corps sonnant qui est en vibration, et
quand ces battements se rencontrent regulierement à des
intervalles courts, elle y trouve du plaisir. Ainsi elle fait ces
comptes sans le savoir. C'est ainsi qu'elle fait encore une
infinité d'autres petites operations tres justes, quoyqu'elles
ne soyent point volontaires ny connues que par l'effet notable
où elles aboutissent enfin, en nous donnant un sentiment clair
mais confus, parceque ses sources n'y sont point apperçues. Il
faut que le raisonnement tache d'y suppléer, comme on l'a fait
dans la Musique, où l'on a decouvert les proportions qui
donnent de l'agrement."
Nous ne chercherons pas ici à évaluer le degré
de cohérence que constitue l'hypothèse leibnizienne du
calcul inconscient. On sait que cette hypothèse s'oppose à
celle de Descartes, pour qui toute authentique connaissance est
nécessairement claire
et
distincte.
2. Les textes publiés.
Comme on le
sait, ces textes ne constituent qu'une faible part de tout ce que le
philosophe de Hanovre a écrit. C'est dire qu'il reste
peut-être beaucoup à découvrir pour le domaine
qui nous occupe.
3. Texte référencé plus bas par les lettres
BH.
4. Andrea Luppi, Lo Specchio dell'Armonia Universale, Estetica e musica in Leibniz, Franco Angeli, Milano, 1989.
5 Leibniz et la théorie de la musique, Klincksieck, coll. "Domaine musicologique", Paris, 1992, 158 p. Texte référencé plus bas par le sigle LTM.
6. En fait, selon les sources biographiques habituelles (Michaud, etc.), des Vignoles, né en 1649 dans le Languedoc, était un chronologiste. Il fut nommé membre de la société royale de Berlin à l'époque de sa fondation (1701) et fut invité à s'établir dans cette ville sur les instances de Leibniz. Son principal ouvrage est intitulé: Chronologie de l'histoire sainte et des histoires étrangères depuis la sortie d'Egypte jusqu'à la captivité de Babylone (Berlin 1738). Il mourut à Berlin en 1744.
7. BH 3.
8. Voir plus bas l'effroyable figure du "canonium".
9. Elle consiste avant tout, et très logiquement, à diminuer d'une unité les noms des intervalles. Par exemple, la tierce, qui met en jeu trois notes, mais seulement deux intervalles entre ces notes, est appelée seconde. De la sorte, l'addition d'intervalles respecte les règles ordinaires de l'artihmétique.
10. Dans ses autres lettres, Henfling avoue en fait qu'il s'est constamment référé à Descartes, qu'il a presque pris pour modèle.
11. Henfling à Leibniz, 21/11/1705, BH 55-56; LTM 123. Chaque fois qu'il est possible, je fais suivre la référence à BH de celle à LTM, qui porte le même texte français, ou bien la traduction française du texte latin de BH. Puisqu'il n'y a pas de risque d'ambiguïté, BH et LTM sont suivis des numéros de pages, sans la mention "p. ".
12. Leibniz à Henfling, été 1706, BH 58; LTM 125.
13. Pour une analyse sommaire des tempéraments, cf. P. Bailhache, "Tempéraments musicaux et mathématiques", Sciences et techniques en perspective, 16, Univ. de Nantes, Dép. de mathématiques, 1989, p. 82-112.
14. Le décompte de ces quintes
conduit par
exemple à:
fa ut sol ré la mi si fa# ut# sol# ré# la#
mi#
et la dernière note, mi#, devrait être à sept octaves du fa initial.
15. Sauf le second degré et la sensible, qui sont respectivement à intervalle de quinte et de tierce majeure avec la dominante.
16. Par exemple, sibfautsolrélamisifa#.
17. En ut majeur sont diminuées les quatre quintes ut-sol-ré-la-mi.
18. Égale à sqrt 5 /2, valeur intermédiaire entre les tons majeurs et mineurs (9/8 et 10/9). Comme la gamme majeure juste contient trois tons majeurs et deux tons mineurs, leur remplacement par cinq tons moyens ne produit pas l'équivalence. En conséquence, les deux demi-tons diatoniques 16/15 (mi-fa, si-ut) deviennent, dans le tempérament mésotonique, deux demi-tons légèrement plus grands.
19. C'est-à-dire par exemple aboutir à lab à partir de sol#.
20. La quinte formée (à sept octaves et un renversement près) par la première note et celle qui précède juste son enharmonique (donc la onzième) est très fausse. Elle était appelée quinte des loups.
21. L'intervalle (10/9) entre ré et mi dans la gamme juste d'ut majeur; le ton majeur, lui, est illustré par l'intervalle entre ut et ré (9/8).
22. L'intervalle (16/15) qu'on trouve deux fois dans la gamme juste, en ut majeur entre mi et fa, et entre si et ut.
23. Ces soustractions sont en fait des divisions de rapports de fréquence ou de longueurs de corde. Henfling en a parfaitement conscience.
24. Evalués en cents, les intervalles s'échelonnent comme suit: ton 182,4; diaton (=demi-ton majeur) 111,7; chrome (=demi-ton mineur) 70,7; harmonie 41,1; hyperoche 29,6; eschate 11,5. La différence hyperoche eschate, quant à elle, s'élève à 18,1.
25. BH 100-104. Dans l'article intitulé "Le système musical de Conrad Henfling (1706)", j'ai étudié de près cette méthode de construction des intervalles: je suis parvenu à la conclusion que dès la première modulation au ton voisin certains degrés sont faux (par exemple fa# en sol majeur). Autant dire que la méthode n'a aucune valeur réelle.
26. L'ensemble se trouve pour ainsi dire présenté graphiquement par Henfling dans la terrible figure du canonium. Il s'agit d'un monocorde gradué, dont je donne ici la copie d'une moitié (Henfling lui-même coupe la figure en deux, tant elle est complexe) à titre de simple illustration.
27. Comme déjà dit, chaque fois qu'il est possible, je fais suivre la référence à BH de celle à LTM, qui porte le même texte français, ou bien la traduction française du texte latin de BH.
28. Et même pour plus de précision en décamérides (= la 3010e partie de l'octave, le 10e d'une heptaméride).
29. BH 136; LTM 143.
30. Au contraire, des Vignoles a aperçu l'originalité et l'ingéniosité du clavier (BH 107). Nous ne serions pas loin de penser comme lui, que dans tout le fatras théorique que propose Henfling, ce soit en effet la seule chose digne d'être conservée!
31. Et il y en a bien d'autres exemples dans ses commentaires sur Henfling et Sauveur.
32. BH 136; LTM 143.
33. Henfling exprime la même chose dans sa Lettre latine. Mais la similitude des conceptions n'est qu'apparente et révèle plutôt la supériorité de vue du philosophe de Hanovre. Car, pour la limitation aux nombres 2, 3, 5, Henfling n'invoque que des prétextes arithmétiques, a priori et dogmatiques, sans aucune valeur. Au contraire, Leibniz s'appuie sur la théorie de la coïncidence des coups.
34. Bien que leurs théories de la perception soient très différentes, sur la seule nécessité esthétique de limiter la complexité Leibniz se montre ici assez proche de Descartes, qui, d'une manière moins précise, exprime dans le Compendium musicae (Descartes, Abrégé de musique, trad. de Buzon, PUF, Paris, 1987, p. 58) que "Parmi les objets des sens, celui-ci n'est pas le plus agréable à l'âme qui est le plus facilement perçu par le sens, ni celui qui l'est le plus difficilement; mais c'est celui qui n'est pas si facile à percevoir que le désir naturel qui porte les sens vers les objets ne soit pas entièrement comblé, ni également si difficile qu'il fatigue le sens." Idée reprise par Mersenne, Euler, etc.
35 Dans un autre article, Euler dit encore mieux: "nous pourrons dire avec feu Mr. de Leibniz que la musique a maintenant appris à compter jusqu'à sept." [Opera Omnia, 3a, I, p. 525]
36. BH 139; LTM 146. La traduction des différents termes de ce tableau va presque d'elle-même: Table des intervalles musicaux simples, Intervalles, nombres des rapports, ordre de l'origine, logarithmes, c'est-à-dire nombres des intervalles, origines; unisson, octave, sixte majeure, sixte mineure, quinte, quarte, diton ou tierce majeure, tierce mineure, ton majeur, ton mineur, diaton ou demi-ton majeur, chrome ou demi-ton mineur, comma. Ce que Leibniz appelle l'origine des intervalles représente en fait leur degré de consonance et est noté par les lettres A, B, C, etc., qui donne l'ordre décroissant des consonances. Leibniz rassemble les intervalles allant de l'unisson à la tierce mineure incluse dans l'ensemble des consonances.
37. Il félicite Henfling d'avoir préservé plus d'équations harmoniques que Sauveur, ce qui est presque une pure illusion.
38. BH 85; LTM 129. Le manuscrit porte par erreur les nombres 44 et 46 au lieu de 54 et 41, dans cet ordre. Quelques lignes plus haut, Leibniz dresse deux tableaux semblables pour les tempéraments de Huygens et de Sauveur. Celui de Huygens donne la correspondance entre les lettres et les intervalles qu'elles représentent: A octave, B sixte majeure, C sixte mineure, D quinte, G quarte, H tierce majeure, L tierce mineure, N ton majeur, P ton mineur, R demi-ton majeur, W demi-ton mineur, X comma.
39. "Ces valeurs de M. Hugens
<sic>, et de
M. Sauveur [il s'agit des divisions de leurs tempéraments, en
31 et 43 parties respectivement] donnent ces Equations Harmoniques
principales D+G=A, H+L=D, G+N=D, H+R=G, C+H=A, B+L=H. Mons. Hugens y
joint encor N+P=H et L+P=G et W+R=P, et P+X=N, mais c'est en
confondant les deux Tons.", BH 85; LTM 129.
Ce passage précède juste celui que nous citons avec le
tableau du tempérament de Leibniz.
40. "[...] je souhaiterois qu'on pensât un peu plus qu'on ne le fait ordinairement, aux raisons de la practique et de ce qui plaist le plus dans les compositions [...]" (BH 147; LTM 149)
41. On trouve ce texte, Antiphona de Defunctis, dans Herm. Adalbert Daniel, Thesaurus hymnologicus, t. 2, Lipsiae, 1844, p. 331 sq.
42. Ici apparaît formulée le plus clairement possible (c'est-à-dire, malgré tout, pas tout à fait nettement) la dernière opinion de Leibniz sur la théorie de Henfling. A ses yeux, celui-ci aurait trop négligé la pratique, pour s'adonner à des calculs de détail, éloignés des réalités. Leibniz semble vouloir rappeler à son correspondant que la musique n'est pas un objet de science au même titre que les mathématiques.
43. Fragments inédits rapportés par Erich Hochstetter, "Zu Leibniz Gedächtnis. Eine Einleitung" in Leibniz zu seinem 300. Geburtstag (De Gruyter, Berlin, 1948, vol. III, p. 49).
44. Dans sa lettre à des Vignoles
du
3/4/1709, il écrit:
"Je pense adjouter quelque chose à la Lettre Latine de M.
Henfling que je soumettray aussi à votre jugement mais je ne
l'ai point prest présentement et je ne veux point perdre
l'occasion d'envoyer...[la Lettre
latine de Henfling
à
l'éditeur]" (BH 134; LTM 142).
Il est possible aussi que Leibniz ait été
déçu par le système de Henfling, parce qu'il
attendait quelque chose de plus profond. Dans une lettre à
Henfling, précédant la Lettre
latine, il explique
en effet que "il y a
deux manières de traiter la musique". L'une consiste
simplement à prendre pour accordée l'existence de
certains "ingrédients sensibles", c'est-à-dire
l'existence d'accords consonants, etc., que le musicien praticien
"exploitera" sans penser plus loin. "Mais la Théorie doit
rendre raison de la fabrique et de l'effet de ces
éléments sensibles, et donner l'art d'en former
autrement que par instinct." (BH 59; LTM 126). Ce programme, Henfling
ne l'a nullement rempli, ni Leibniz bien sûr, ni Huygens, ni
Sauveur. On peut dire qu'Euler aurait sans doute beaucoup plus
satisfait Leibniz à cet égard.