D'Alembert théoricien de la musique : empirisme et nature

Patrice BAILHACHE

Département de Philosophie, Rue de la Censive du Tertre
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Le musicien Rameau formula en divers écrits la manière dont il concevait théoriquement son art : Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels (1722), Nouveau système de musique théorique (1726), Génération harmonique (1737). Vinrent encore d'autres travaux, dont un mémoire "où on expose les fondements d'un système de musique théorique & pratique" (1749), plus tard intitulé par son auteur Démonstration du principe de l'harmonie (1), que l'Académie des Sciences, en 1750, demanda à d'Alembert d'examiner. Deux ans plus tard, celui-ci publiait ses Éléments de musique suivant les principes de M. Rameau :

"En lisant les excellents traités que M. Rameau a donnés sur son art, j'ai composé ce petit ouvrage, à la prière de quelques amis, qui désiraient, quoique peu versés dans la musique, de s'instruire des découvertes et des principes de cet illustre artiste." (2)

 

Il s'agit donc, en principe, d'un ouvrage d'initiation qui, selon ce que prétend son auteur, ne supposerait "aucune autre connaissance de musique, que celle des syllabes ut, ré, mi, fa, sol, la, si, que tout le monde sait." Bien que le livre soit court (210 pages in octavo) et d'un style très clair, il ne faut pas se faire d'illusion : sa lecture ne peut avoir de sens que si l'on fait l'effort de confronter la théorie à la pratique et, notamment, d'exécuter et d'écouter les accords et les enchaînements qui font l'objet de son étude. Je commencerai ici par rendre compte brièvement de ces Éléments en les accompagnant le cas échéant de quelques commentaires; cela me permettra de les situer dans l'histoire générale des théories musicales et de tenter ainsi d'en évaluer la portée. L'ouvrage de d'Alembert comporte deux parties : 1) une théorie générale de l'harmonie, 2) un abrégé des règles de composition. Dans l'ensemble, conformément au titre, le mathématicien reste fidèle aux conceptions de Rameau, ce qui faisait dire à celui-ci, en mai 1752 :

"M. d'Alembert [...] a cherché dans mes Ouvrages [...] des vérités à simplifier, à rendre plus familières, plus lumineuses, & par conséquent plus utiles au grand nombre [...] Il n'a pas dédaigné de se mettre à la portée même des Enfants [...] Enfin il m'a donné la consolation de voir ajouter à la solidité de mes principes une simplicité dont je les sentais susceptibles, mais que je ne leur aurais donnée qu'avec beaucoup plus de peine, & peut-être moins heureusement que lui [...]. Les sciences & les arts [...] hâteraient réciproquement leur progrès, si les Auteurs préférant l'intérêt de la vérité à celui de l'amour propre, les uns avaient la modestie d'accepter des secours, les autres la générosité d'en offrir." [EM, 211-212]

 

La seconde édition (1779) est enrichie d'un Discours préliminaire qui permet de se faire une assez juste idée de la démarche suivie par d'Alembert. L'encyclopédiste, qui est aussi un empiriste, a trouvé chez Rameau la théorie musicale qui lui convient et qu'il se propose d'exposer en améliorant sa cohérence (3). Il commence par rejeter toutes les autres, anciennes ou modernes, leur reprochant de ne pas faire appel à l'expérience (4).

 

Les conceptions grecques, ou celles qui s'en inspirent (5), sont repoussées :

"Nous avons d'ailleurs banni [...] toutes considérations sur les proportions & progressions géométriques, arithmétiques & harmoniques [......] proportions, dont nous croyons l'usage tout à fait inutile, & même, si nous l'osons dire, tout à fait illusoire dans la théorie de la Musique." [EM, xii]

 

Se trouve exclue, de même, la théorie de la coïncidence des coups (6), qui constituait la théorie "normale" au temps de Galilée et de Mersenne :

"Les uns attribuent les différents degrés de plaisirs que les accords nous font éprouver, à la concurrence plus ou moins fréquente des vibrations [...] Mais pourquoi la concurrence des vibrations, c'est-à-dire, leur direction dans le même sens, & la propriété de recommencer fréquemment ensemble, est-elle une si grande source de plaisir? Sur quoi est fondée cette supposition gratuite?" [EM, xxiv]

 

Se trouve exclue encore la théorie de l'ordre ou de la simplicité :

"Les autres ]attribuent les différents degrés de plaisirs que les accords nous font éprouver[ à la simplicité plus ou moins grande du rapport [des vibrations]. [...] Comment l'oreille est-elle si sensible à la simplicité des rapports, lorsque le plus souvent ces rapports sont inconnus à celui dont l'organe est d'ailleurs le plus vivement affecté par une bonne musique?"; [ibidem] (7)

 

Cette fois, c'est sans doute, parmi d'autres possible, le mathématicien Euler (8) qui est visé; et semblablement un peu plus loin, lorsque d'Alembert stigmatise

"[...] ces Musiciens qui se croyant Géomètres, ou ces Géomètres qui se croyant Musiciens, entassent dans leurs écrits chiffres sur chiffres, imaginant peut-être que cet appareil est nécessaire à l'Art." [EM, xxx]

 

 

Si toutes les théories qui précèdent ne recueillent que la désapprobation de d'Alembert, quelle est donc la sienne propre, ou du moins celle qu'il forme à partir des conceptions de Rameau?

"Il ne faut point chercher ici cette évidence frappante, qui est le propre des seuls ouvrages de Géométrie, & qui se rencontre si rarement dans ceux où la Physique se mêle. Il entrera toujours dans la théorie des phénomènes musicaux une sorte de Métaphysique, que ces phénomènes supposent implicitement, & qui y porte son obscurité naturelle; on ne doit point s'attendre en cette matière à ce qu'on appelle démonstration; c'est beaucoup que d'avoir réduit les principaux faits en un système bien lié & bien suivi, de les avoir déduits d'une seule expérience, [...]"

Cet "aveu", ainsi que l'appelle un peu plus loin d'Alembert, décrit le principe de sa démarche ou, pour le moins, la manière dont son auteur la perçoit. Fondée sur une expérience que je vais bientôt rappeler, la théorie musicale, dit-il, relève de la physique et non de la pure mathématique. Cela entraîne que l'on ne peut pas y obtenir de démonstration - d'Alembert réserve ce terme aux mathématiques - mais que l'on peut tout de même y pratiquer des déductions. Un lecteur moderne pourrait penser qu'entre démonstration et déduction la différence est mince. Mais ce n'est pas ainsi que d'Alembert interprète les mots. Alors que dans les mathématiques la démonstration est purement logique,

"dans les matières de Physique [...] il n'est guère permis d'employer que des raisonnements d'analogie & de convenance [...]." [EM, xiv]

 

D'où résulte une absence de certitude totale, car

"Il n'est pas surprenant, que dans un sujet où l'analogie seule peut avoir lieu, ce guide vienne à manquer tout à coup pour l'explication de certains phénomènes." [EM, xv] D'Alembert affirme que la théorie musicale est bien dans ce cas, c'est-à-dire qu'elle est une science physico-mathématique particulière. Et peut-être dépend-elle de plusieurs expériences "pour former un système exact & complet" (EM, xvii).

 

Mais n'est-il pas surprenant d'entendre d'Alembert affirmer qu'il n'y a pas de démonstration dans les sciences physico-mathématiques? Pour le comprendre, il faut se souvenir que le terme de science physique désigne à ses yeux, selon l'étymologie et comme chez Aristote, la science de la nature. C'est dire qu'il y a plusieurs sortes de physique, selon les phénomènes étudiés. Il y a par exemple la physique mathématique de la mécanique (9) et de l'astronomie, mais il y a aussi la physique de la chaleur et du magnétisme (qui n'étaient pas encore mathématisés au XVIIIe siècle) (10). Ainsi deux raisons, l'une de fond, l'autre de circonstance, motivent-elles le refus de d'Alembert d'attribuer la moindre valeur démonstrative à la théorie musicale. La mesure y étant quasiment impossible (car il s'agit de sensations subjectives), la théorie musicale relève de la physique non newtonienne, elle est encore très empirique. Par ailleurs, comme on l'a vu au début de cet article, Rameau ayant abusé du terme de démonstration (11), il convenait de le bannir de toute réflexion sur la musique.

 

Exposer maintenant brièvement la théorie de Rameau et d'Alembert. Tout repose sur deux "expériences". La première est celle du corps sonore qui, s'il résonne, fait entendre

"outre le son principal & son octave, deux autres sons très aigus, dont l'un est la douzième au-dessus du son principal, c'est-à-dire l'octave de la quinte de ce son; & l'autre est la dix-septième majeure au-dessus de ce même son, c'est-à-dire la double octave de sa tierce majeure." [EM, 14]

 

La seconde expérience est celle de la profonde ressemblance entre un son et l'octave supérieure ou inférieure. Bien entendu, ces expériences ne sont pas justifiées. Elles sont seulement des constats empiriques, à partir desquels sont tirés les principes fondamentaux de la théorie. D'Alembert, cependant, n'ignore nullement que l'octave, l'octave de la quinte et la double octave de la tierce majeure correspondent respectivement aux sons de fréquence double, triple et quintuple de celle du son fondamental. Aussi note-t-il :

"[Des physiciens], après avoir remarqué [...] que la vibration totale d'une corde musicale est le mélange de plusieurs vibrations particulières, en concluent que le son produit par le corps sonore doit être multiple, comme il l'est en effet. Mais pourquoi ce son multiple n'en paraît-il renfermer que trois, & pourquoi ces trois préférablement à d'autres?" [EM, xxii]

Nous sommes ici apparemment très proche de la reconnaissance de la présence des harmoniques, ou sons partiels, dans tout son musical - d'autant que Sauveur les avait pratiquement constatés de manière expérimentale dans le cas des cordes vibrantes (12). Mais nous en sommes en fait encore éloigné d'un siècle, car c'est seulement avec Helmholtz que la perception des sons partiels atteindra à un niveau de compréhension bien supérieur (il faudra pour cela disposer de la théorie mathématique des séries de Fourier). En réalité, d'Alembert ne souhaite nullement que les sons partiels supérieurs à l'harmonique 5 soient reconnus par l'oreille, car, comme nous allons le comprendre dans un instant, cela détruirait sa théorie de la musique. En vertu de la seconde "expérience", la première permet de dire que tout son musical contient le fondamental, l'octave, la quinte et la tierce majeure. Voilà justifié l'accord le plus consonant de tous, l'accord parfait majeur (ut mi sol ut (13) ).

"Cet accord est l'ouvrage de la nature" [EM, 20]

Jusqu'ici nous avons bien une déduction logique d'un élément harmonique à partir des principes de la théorie. Les choses ne sont déjà plus si simples en ce qui concerne l'accord parfait mineur (ut mib sol ut). Il s'agit de justifier la tierce mineure (mib). D'Alembert répond que ce son, comme le fondamental (ut), a la propriété de faire résonner la quinte (sol) qui lui est distante d'une tierce majeure. Et ainsi,

"cet arrangement ut mib sol, est aussi dicté par la nature [...], quoique moins immédiatement que le premier; & en effet l'expérience prouve que l'oreille s'en accommode à peu près aussi bien." [EM, 23] (14)

 

Il faut reconnaître qu'à présent la déduction n'est plus purement logique, mais qu'il y entre un choix, c'est-à-dire une de ces raisons de convenance dont parlait d'Alembert dans le Discours préliminaire. Il va maintenant y en avoir bien d'autres.

Sitôt défini ces deux accords, qui constituent des éléments musicaux statiques c'est-à-dire harmoniques, d'Alembert introduit la notion de basse fondamentale : un chant, donc un élément dynamique c'est-à-dire mélodique, qui marchera par quinte (ou moins naturellement par tierce) (15). Il ne lui est pas difficile, alors, de définir les modes et les gammes, comme conséquences de ce qui précède. Ainsi la basse fondamentale fa, ut, sol, accompagnée de ses sons harmoniques (16), définit-elle le mode majeur qui contient tous les sons ut, ré, mi, fa, sol, la, si (mais pas dans cet ordre). On remarquera qu'une nouvelle raison de "convenance" s'introduit en cette matière : pourquoi limiter la basse fondamentale à trois notes, sinon justement pour retrouver l'ensemble des sons de la gamme diatonique classique?

Comment retrouver ensuite ces sons dans la disposition particulière et traditionnelle de la gamme diatonique? C'est une nouvelle difficulté que la théorie ne peut surmonter qu'au prix de nouveaux éléments arbitraires, toujours ces raisons de "convenance" annoncées dans le Discours préliminaire. A vrai dire, cette partie de la théorie prend l'aspect d'une reconstruction, au sens que ce terme a en histoire des sciences. Il s'agit de justifier le chant ut, ré, mi, fa, sol, la, si. Or les notes de basse fondamentale fa, ut, sol, qui définissent à elles seules le mode d'ut, ne suffisent pas à ce résultat. Il faut y ajouter le son ré, et d'Alembert ne voit aucune raison justifiant cette complication (17). Bien entendu, la gamme de Zarlino ne s'est pas historiquement formée comme le dit d'Alembert, puisqu'elle est le résultat d'une longue évolution mettant notamment en oeuvre l'addition de plusieurs tétracordes. D'Alembert ne l'ignore pas. En fait, rien n'interdit de penser comme lui que la basse fondamentale a servi de guide, plus ou moins conscient, dans l'élaboration des gammes. Force est de reconnaître que le triomphe de la musique tonale classique trouve dans la notion de basse fondamentale un principe d'explication vraisemblable. Seule la théorie des sons partiels et des battements plus ou moins désagréables qu'ils engendrent, de Helmholtz, viendra supplanter celle de la basse fondamentale, d'ailleurs plus en la complétant qu'en la contredisant (18).

Bien des éléments sont exposés et expliqués dans l'ouvrage de d'Alembert, le tempérament, les cadences, la gamme mineure, toujours par ce mélange d'arguments directement tirés des deux expériences du corps sonore et de raisons qui ressortissent au domaine du goût (19). Pour ne pas m'attarder, je me limiterai ici à la question des accords dissonants et de quelques notions sur leur emploi.

D'Alembert cherche d'abord un accord sur la dominante sol, caractérisant cette note comme quinte d'ut dans le mode d'ut majeur. L'accord parfait majeur sol, si, ré ne peut convenir, puisqu'il pourrait figurer en sol majeur ou en d'autres tons encore. En ajoutant la dissonance fa, c'est-à-dire en composant l'accord de septième de dominante sol si ré fa, on parvient au but [EM, 76-77]. Par des raisonnements analogues d'Alembert introduit de même l'accord qu'il appelle de grande sixte, fa la ut ré, ainsi que son renversement ré fa la ut. Il faut comprendre que ces accords pourront être employés directement dans la basse fondamentale, à la place des accords parfaits.

La notion de dissonance est justifiée d'une manière analogue à celle qui avait servi à expliquer la consonance. Est consonant tout accord qui, par ses harmoniques, se trouve déjà dans la nature. Semblablement, est dissonante toute combinaison de sons qui ne peut être ramenée à un tel état naturel (20).

D'autres accords de septièmes sont encore mentionnés et utilisables dans la basse fondamentale [EM, 89]. Je ne parlerai que de l'accord de septième diminuée, dont la présentation de d'Alembert montre bien jusqu'où il lui faut parfois aller pour "reconstruire" les éléments de l'harmonie classique. Prenant l'exemple de sol# si ré fa, d'Alembert nous explique qu'on peut le considérer comme la réunion, dans le mode de la mineur, de l'accord de dominante mi sol# si ré et de l'accord de septième sur la sous-dominante ré fa la si, ce qui commence par donner mi sol# si ré fa la.

 

"Or si l'on laissait subsister ainsi cet accord, il serait désagréable à l'oreille, à cause des dissonances multipliées, ré mi, mi fa, la sol#, la si, ré sol# [...]; de sorte que pour éviter cet inconvénient, on retranche d'abord le générateur la, qui [...] est comme sous-entendu dans ré, & la quinte ou dominante mi, dont la note sensible sol# est censée tenir la place; ainsi il ne reste plus que l'accord sol# si ré fa [...]" [EM, 91]

Je crois qu'on comprendra nettement, sur un tel exemple, pourquoi un esprit habitué à la rigueur mathématique comme celui de d'Alembert insiste sur le caractère hypothético-déductif de la théorie de la musique.

 

Le premier livre donne encore les règles de préparation et de résolution des dissonances dans les différents modes. Le second livre introduit notamment la basse continue : ce n'est autre chose que la basse fondamentale renversée (au sens où l'on parle aujourd'hui, en harmonie, des renversements d'un accord). La théorie harmonique se trouve ainsi très logiquement construite. En principe, la basse fondamentale ne doit porter que des accords parfaits et des accords de septième, plus l'accord de grande sixte. La basse continue, qui est celle qu'on joue réellement, admet ces accords et tous leurs renversements, accords de sixte, de quarte et sixte, de seconde, etc.

 

 

Pour conclure, je voudrais d'abord ré-examiner si d'Alembert n'utilise bien, comme il le prétend, que "des raisonnements d'analogie & de convenance [...]"? Ensuite, je dirai quelques mots de la théorie d'Euler (qui est à peu près contemporaine de celle de Rameau et d'Alembert), et cela m'amènera à montrer quelle place remarquable, à mon avis, tiennent les Éléments de musique dans l'histoire des théories musicales.

J'ai dit pourquoi d'Alembert refusait le terme de démonstration pour la théorie musicale, mais que cela ne diminuait certes pas la valeur logique de son ouvrage. Un élément supplémentaire mérite d'être souligné à cet égard, ce sont les continuels renvois dont il émaille son texte. En cela sans doute se reconnaît le mathématicien, plus encore que dans ses calculs, assez nombreux et seulement donnés en notes, des rapports numériques des intervalles. Le style de l'ouvrage s'apparente de manière évidente à celui d'un traité de géométrie, encore qu'on n'y trouve ni définitions, ni propositions, ni théorèmes, mais seulement des chapitres et des paragraphes. D'ailleurs cette différence même est certainement voulue. Il n'importe, ces renvois constituent la preuve que les raisonnements ne sont pas de pure analogie ou de "convenance", mais ressortissent également à la logique. Une lecture du traité de d'Alembert impressionne justement par la richesse de tout ce qui est déduit. Le plus étonnant, peut-être, est qu'on est en présence d'un vrai traité d'harmonie, théorique et pratique (comme l'annonce le titre), qui respecte les données de la musique tonale de son temps et qui les justifie, autant et aussi rigoureusement que possible. Mais si d'Alembert n'a pas voulu faire oeuvre de mathématicien en musique, c'est peut-être aussi parce qu'il avait présent à l'esprit l'exemple, mauvais pour lui, de Euler (21). Celui-ci avait en effet publié en 1739 un Tentamen novae theoriae musicae dans lequel toute la musique se trouvait "expliquée" par la notion d'ordre. Plus exactement, selon lui, le plaisir musical prenait sa source dans la perception d'une certaine perfection, cette dernière ne pouvant provenir que d'un ordre caché (22). Cet ordre, c'était celui des rapports des nombres de vibration des sons. Au fond, la théorie d'Euler reprenait celle de la coïncidence des coups, mais en l'amplifiant magistralement du point de vue arithmétique. Non content de classer les simples consonances de deux sons, le mathématicien suisse passait la musique entière (et même toute musique à venir possible) au crible de son analyse : accord de plus de deux sons, suite d'accords, morceaux de musique entiers, instruments, gammes et modes! Le tout illustré d'impressionnants tableaux de chiffres s'étalant parfois sur plusieurs pages.

En tous points, ses conceptions étaient à l'opposé de celles de d'Alembert, à commencer par le but même qu'il se fixait dans son Essai :

 

"Cum musicam nobis propositum sit ad modum philosophicarum disciplinarum pertractare, in quibus nihil, nisi cuius cognitio et veritas ex praecedentibus explicari possit, proferre licet, ante omnia est exponenda doctrina de sonis et auditu..." (23)

Le travail d'Euler est une oeuvre pleine d'imagination qui paraît malheureusement à la fois trop téméraire et néanmoins un peu archaïque, en ce sens qu'elle ne fait que reprendre, en la développant presque à outrance, la conception de la musique comme branche des mathématiques. Mais tout n'est pas négatif dans ce travail, et peut-être moins encore dans les trois ou quatre articles que le mathématicien a consacré au même sujet le restant de sa vie. Je pense, en particulier, à son "explication" de l'accord de dominante. On a vu ci-dessus que pour d'Alembert, l'agrégat sol si ré fa était un accord parfait majeur sol si ré additionné de la septième fa, dissonance ajoutée afin de marquer sans ambiguïté le ton de ut. Pour Euler, cela est faux. Si fa était une dissonance, pourquoi ne pas en faire entendre n'importe quelle autre? La vraie raison de ce nouvel accord de la musique "moderne" tient au fait que les fréquences de vibration des quatre notes sont proportionnelles aux nombres 36 45 54 64, de plus petit commun multiple 8640, et que l'oreille, qui tolère quelque imprécision, "corrige" le dernier en 63, rendant l'ensemble divisible par neuf (24), ce qui abaisse le plus petit commun multiple à 420. De la sorte, l'accord de dominante n'est pas une dissonance, mais une nouvelle consonance.

Je n'insisterai pas sur cette question, qui est encore sujet de controverse aujourd'hui. Malgré tout et globalement, il faut bien convenir que d'Alembert, à la même époque, est "du bon côté" de l'histoire, alors que son confrère suisse regarde vers le passé.

 

Mais si pour d'Alembert la science de la musique est de la physique, s'il n'admet pas que la perception de l'ordre puisse la fonder, comment peut-il justifier le caractère esthétique de l'art des sons? Pourquoi le fait que les composants de l'accord parfait majeur soient présents dans les deux expériences fondamentales explique-t-il sa consonance et sa beauté? Au premier abord, il semble que la réduction de la théorie musicale à la physique doive lui retirer toute valeur esthétique. Et de fait, je crois qu'il y a là une difficulté, presque une lacune dans la théorie de d'Alembert. Car enfin, quel lien y a-t-il entre la consonance subjective d'un ensemble de sons, c'est-à-dire "dont l'usage plaît à l'oreille" [EM, 12], et le fait qu'il soit "l'ouvrage de la nature" [EM, 20]? Comment la nature pourrait-elle plaire, puisque, comme l'a exprimé ailleurs d'Alembert, le sens du mot devrait se résumer dans l'action réciproque des corps, dans leur mécanisme (25)? Il me semble que sur ce point comme sur tout le reste de la théorie on peut constater que l'empirisme de d'Alembert se situe à mi-chemin entre les conceptions anciennes (l'identification de l'art à l'imitation de la nature se trouve déjà chez Aristote) et celles qui suivront, d'inspiration positive, pour lesquelles, aussi loin qu'aille une théorie de la sensation, il y a toujours un moment où l'on doit passer sans explication des faits physiques aux événements vécus dans leur subjectivité (26).

 

Ainsi peut-on mesurer, en définitive, le degré d'évolution atteint au milieu du XVIIIe siècle par la théorie de la musique, grâce à Rameau et d'Alembert. Partie d'une croyance quasi religieuse en la vertu des nombres (pythagorisme, VIe s. AV JC), elle s'est lentement acheminée vers des conceptions plus "positives", l'analyse physiologique de l'oreille interne par Helmholtz constituant un aboutissement majeur dans cette conquête. A mi-chemin entre cet aboutissement et la théorie de la "coïncidence des coups" (ou son amplification arithmétique par Euler), l'oeuvre musicale de d'Alembert représente une étape importante, historiquement très bien située et qui révèle en passant que le grand mathématicien, était aussi un homme bien versé dans l'art des sons (27).


NOTES

1. [EM, xvi]. Cette référence, comme les suivantes sauf indication contraire, renvoie aux Eléments de musique suivant les principes de M. Rameau, 2e édition, 1779 (réédition récente : Editions d'aujourd'hui, "Les introuvables", Plan-de-la-Tour, 1984 [la 1ère édition date de 1752] ).

2. [EM], avertissement de la première édition, p. iii. Ici comme dans les autres citations, je modernise l'orthographe.

3. Par la suite, l'entente entre l'artiste et le mathématicien s'est gâtée, Rameau, apparemment "grisé" par son succès de théoricien, ayant prétendu fonder la Géométrie sur les expériences qui lui avaient servi de principes harmoniques! [EM, 212].

4. Le musicien Tartini est le seul qui trouve, en partie, grâce à ses yeux : "...Tartini nous a donné en 1754 un Traité de l'harmonie, fondé sur un principe différent de celui de M. Rameau. Ce principe consiste dans une très belle expérience." (EM, xix) (c'est celle dite des sons résultants, que Helmholtz a par la suite exploitée dans tous ses détails, bien qu'elle fût secondaire par rapport au phénomène des battements, qu'il prenait, avec celui de la décomposition des sons musicaux en sons partiels, comme phénomène fondamental de sa propre théorie). Malheureusement, entre les mains d'un artiste peu versé dans l'art de raisonner, la tentative échoue : "Mais son livre est écrit d'une manière si obscure, qu'il nous est impossible d'en porter aucun jugement; [...] il serait à souhaiter que l'Auteur engageât quelque Homme de Lettres versé dans la Musique & dans l'art d'écrire, à développer des idées qu'il n'a pas rendues assez nettement [...]" [EM, xx]

5. On pense ici aux conceptions pythagoriciennes rapportées par la tradition et notamment à la Division du canon, un court traité de l'école euclidienne.

6. Sur cette théorie, cf. H.F. Cohen, Quantifying Music, Reidel, 1984, Chap. 3. Cf. aussi P. Bailhache, Cordes vibrantes et consonances chez Beeckman, Mersenne et Galilée, Sciences et techniques en perspective, "Musique et mathématiques", 23, 1993, p. 73-91.

7. D'Alembert ignore ici, volontairement ou non, la théorie leibnizienne de la musique comme arithmétique inconsciente (cf. par exemple P. Bailhache, Leibniz et la théorie de la musique, Klincksieck, coll. "Domaine musicologique", 1992, p. 147, 151).

8. Euler avait publié en 1739 un long traité de théorie musicale, fondé sur la beauté de l'ordre et l'arithmétique des proportions, dont je dirai quelques mots dans ma conclusion.

9. Dans la mécanique elle-même, la statique reste pour d'Alembert implicitement située du côté des mathématiques (cf. ses tentatives de démonstration géométrique du principe de la composition des forces).

10. Cf. M. Paty, Rapport des mathématiques et de la physique chez d'Alembert, Dix-huitième siècle, 16, 1984, p. 69-79.

11. "La Démonstration du principe de l'harmonie par M. Rameau, ne portait point ce titre dans le Mémoire qu'il a présenté en 1749 à l'Académie des Sciences, & que cette Compagnie a approuvé d'ailleurs..." [EM, xvj].

12. Cf. Sauveur, "Système général des intervalles et des sons, et son application à tous les systèmes et à tous les instruments de musique", Mémoire de l'Académie Royale des Sciences, 1701, Section IX, "Des sons harmoniques", réimprimé in Joseph Sauveur, Colleted Writings on Musical Acoustics (Paris 1700-1713), ed. by Rudolf Rasch, The Diapason Press, Utrecht, 1984, p. 149.

13. Comme d'Alembert je donnerai des exemples en ut pour le mode majeur, en la ou ut pour le mode mineur.

14. La supériorité scientifique de d'Alembert sur Rameau apparaît nettement à cette occasion, le musicien faisant appel à une troisième expérience, mal décrite, (il s'agit de celle de la vibration par influence) pour justifier l'accord parfait mineur.

15. Les termes statique et dynamique sont de moi.

16. Comme on l'a compris, par harmoniques, d'Alembert entend seulement les sons partiels de la première expérience.

17. fa, ut, sol produisent, par la basse fondamentale sol, ut, sol, ut, fa, ut, fa, ce que d'Alembert appelle l'échelle diatonique des Grecs : si, ut, ré, mi, fa, sol, la. Pour que l'échelle démarre d'ut et non de si, il faut employer la basse fondamentale ut, sol, ut, fa, ut, sol, ré, sol, ut. [EM, 30-39].

18. Cf. P. Bailhache, Valeur actuelle de l'acoustique musicale de Helmholtz, Revue d'histoire des sciences, XXXIX/4, 1986, pp. 301-324.

19. Un exemple typique de ce mélange : les cadences, qui reposent l'oreille en satisfaisant son désir de revenir au générateur, c'est-à-dire à la tonique, doivent être pratiquées au moins toutes les quatre mesures. Un bon exemple, en revanche, de déduction directe est celui du §37 (p. 26) : deux accords parfaits ne peuvent se succéder diatoniquement).

20. D'Alembert s'exprime un peu moins clairement : "La raison qui rend la dissonance désagréable, c'est que les sons qui la forment ne se confondent nullement à l'oreille, & sont entendus par elle comme deux sons distincts, quoique frappés à la fois." [EM, 13]

21. Sur les travaux d'Euler en théorie de la musique, cf. P. Bailhache, Deux mathématiciens musiciens : Euler et d'Alembert, Physis, Rivista internazionale di storia della scienza, vol. XXXII, Nuova Serie, Fasc. 1, 1995, p. 1-35 (communication au XIXe Congrès International d'Histoire des sciences, Saragosse, 22-29 août 1993).

22. Caché, parce qu'on ne perçoit pas directement l'ordre des rapports des sons, comme on peut voir le bel ordonnancement du mécanisme d'une horloge. On pense à Leibniz, mais Euler ne le cite pas.

23. "Notre dessein étant de traiter la musique comme on traite les sciences exactes, où il est permis de rien avancer dont la vérité ne puisse être démontrée par ce qui précède, nous devons avant tout exposer la doctrine du son et de l'ouïe;...", Tentamen novae theoriae musicae, in Opera omnia, series tertia, vol. primum, 1926, p. 207 (trad. fr. de l'Association des capitaux intellectuels pour favoriser le développement des sciences physiques et mathématiques, Bruxelles, 1839 (?), p. 1). 24. Produisant ainsi les nombres 4 5 6 7.

25. Encyclopédie, art. "Nature".

26. Ainsi, chez Helmholtz, ce passage a lieu dans la constatation que des battements de période 30 Hertz sont désagréables.

27. Quant à la valeur esthétique, inférieure, que d'Alembert accordait à la musique comparativement aux autres arts, cf. notamment J. Chouillet, D'Alembert et l'esthétique, Dix-huitième siècle, 16, 1984, p. 137-149.