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* Communication au colloque du Centre François Viète, "Problèmes de traduction au XVIIIe siècle", Nantes, 17 janvier 1997.
Au milieu du XVIIIe siècle, au moment où la musique dite classique acquiert ses lettres de noblesse avec Bach (1685-1750), Haendel (1685-1759), Rameau (1683-1764), Haydn (1732-1809), Mozart (1756-1791), etc., deux mathématiciens particulièrement illustres, Euler et d'Alembert, produisent des théories de la musique. Le fait n'est évidemment pas le résultat d'un "hasard historique". Il représente au contraire la prolongation d'une tradition.(1) Du reste, au siècle précédent, plusieurs savants avaient déjà pris la fantaisie de porter leur attention sur le même sujet : Descartes (Compendium musicae), Galilée (fin de la 1re journée des Discorsi), Mersenne (l'énorme ouvrage de l'Harmonie universelle), Leibniz "en amateur".(2) Mais au XVIIIe siècle, c'est la musique elle-même qui change, l'harmonie classique détrônant définitivement le contrepoint médiéval. Il fallait donc expliquer ce changement, en faire la théorie, et la tâche pouvait inspirer, à juste titre, tout savant féru de musique.
Euler (1707-1783) a 24 ans lorsqu'il écrit, en 1731, son Tentamen novae theoriae musicae ex certissimis harmoniae principiis dilucide expositae (Essai d'une nouvelle théorie de la musique, exposée en toute clarté selon les principes de l'harmonie les mieux fondés). C'est une oeuvre de 263 pages, écrite en latin, qui ne sera publiée qu'en 1739. Elle a été traduite en français un siècle plus tard avec l'édition de Bruxelles des oeuvres du mathématicien. Je dirai quelques mots tout à l'heure sur la qualité de cette traduction.
En 1739 Euler est déjà connu comme
mathématicien et se trouve à St Pétersbourg,
où il occupera bientôt la chaire de
mathématiques. Il est fort intéressé par tout ce
qui touche à la musique. Il a publié à
Bâle, en 1727, une "thèse sur le son" où il
compare les sons produits par les cordes vibrantes avec ceux
engendrés par les instruments à vent. Et vers 1726
déjà, Euler avait projeté le plan d'une oeuvre
considérable sur la musique. A part le fait que les sons
devaient y être notés par des numéros d'ordre
dans la gamme, l'objet d'étude restait proche des
réalités musicales. La dernière section, par
exemple, devait analyser les différentes sortes de morceaux de
musique (sarabande, courante, etc.). Mais le départ du
mathématicien pour St Pétersbourg (1727) et ses autres
travaux l'empêchèrent de poursuivre dans cette voie
initiale. C'est finalement une oeuvre beaucoup plus mûrie qui
vit le jour en 1739.(3)
Au reste, Euler resta toute sa vie intéressé par les
questions de musique. Il apporta des précisions à sa
nouvelle théorie par quelques articles,(4) montrant, comme
nous le verrons, qu'il savait tenir compte des critiques qu'on avait
adressées à ses conceptions.(5) Plus, je crois
même et je tâcherai de le montrer qu'il abandonna l'une
des hypothèses fondamentales de sa théorie, sans
l'avouer expressément.
Passant sur le premier chapitre (sur le son et l'ouïe), j'en
viens tout de suite aux fondements de la théorie musicale
d'Euler (exposés dans le deuxième chapitre "De
suavitate et principiis harmoniae"). Comment expliquer que certains
sons paraissent agréables et d'autres non? Il semble paradoxal
de trouver une règle, puisque les mêmes choses ne
plaisent pas à tout le monde, ou que le goût d'une
même personne peut évoluer. Peut-on enfermer un art,
comme la musique, dans des lois? Euler répond que, comme pour
tous les beaux-arts, il faut se fier à l'opinion des personnes
éclairées, donc en musique à celles dont
l'oreille a été exercée et qui pourront
apercevoir les justes lois que dicte la nature :
"Sed Musicum similem se genere oportet Architecto, qui plurimorum
perversa de aedificiis iudicia non curans secundum certas et in
natura ipsa fundatas leges aedes exstruit; quae etiamsi harum rerum
ignaris non placeant, tamen, dum intelligentibus probentur, contentus
est." [OO, 3a, I, 224]
Cette remarque préalable étant faite, Euler affirme que
tout plaisir provient de la perception de la perfection,
tout
être normalement constitué recherchant celle-ci :
"Certum est enim perceptionem perfectionis voluptatem parere hocque omnium spirituum esse proprium, ut perfectionibus detegendis et intuendis delectentur, ea vero omnia, in quibus vel perfectionem deficere vel imperfectionem adesse intelligunt, aversentur." [OO, 3a, I, 225]
Cependant, comme nous le montre l'exemple d'une horloge, la perfection se réduit à l'ordre.
"Contemplemur exempli causa horologium, cuius finis est temporis partes et divisiones ostendere: id maxime nobis placebit, si ex eius structura intelligimus omnes eius partes ita esse confectas et inter se conjunctas, ut omnes ad tempus exacte indicandum concurrant.""Ex hisce sequitur, in qua re insit perfectio, in eadem ordinem necessario inesse debere." [OO, 3a, I, 225]
"Vicissim igitur etiam intelligitur, ubi sit ordo, ibi etiam esse perfectionem et legem regulamve ordinis respondere scopo perfectionem efficienti." [OO, 3a, I, 226]
Cette notion de l'ordre est la clé de la théorie. Toutefois, il reste encore à l'adapter au domaine de la musique. Or l'ordre des choses peut être perçu de deux façons : ou bien l'on connaît déjà les règles et l'on en reconnaît la présence immédiatement; ou bien les règles sont inconnues, et l'on doit alors les rechercher, les dévoiler (detego); la musique est conforme à ce second processus :
"Duobus autem modis ordinem percipere possumus; altero, quo lex vel regula nobis iam est cognita, et ad eam rem propositam examinamus; altero, quo legem ante nescimus atque ex ipsa partium rei dispositione inquirimus, quaenam ea sit lex, quae istam structuram produxerit. Exemplum horologii supra allatum ad modum priorem pertinet; iam enim est cognitus scopus seu lex partium dispositionis, quae est temporis indicatio; ideoque horologium examinantes dispicere debemus, an structura talis sit, qualem scopus requirit. Sed si numerorum seriem aliquam ut hanc 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21 etc. ascipio nescius, quae eorum progressionis sit lex, tum paullatim eos numeros inter se conferens deprehendo quemlibet esse duorum antecedentium summam hancque esse legem oerum ordinis affirmo.""Posterior modus percipiendi ordinis ad musicam praecipue spectat" [OO, 3a, I, 226]
Reste à déterminer en quoi consiste l'ordre des
sons. Il est essentiellement de deux types : selon ce qu'on appelle
aujourd'hui la hauteur (grave ou aigu) ou selon la
durée. On pourrait aussi parler d'ordre selon
l'intensité, mais cet ordre est peu quantifiable et assez
aléatoire, puisqu'un compositeur ne peut indiquer que de
façon imprécise l'intensité des sons.
Et finalement, reconnaissant la prééminence de l'ordre
de la hauteur sur celui de la durée, puisque celle-là
se mesure par les fréquences de vibration, Euler ramène
l'évaluation du plaisir musical à la mesure
arithmétique des proportions attachées aux sons.
Cette "métaphysique" de la musique n'est pas totalement nouvelle. Le "résultat" de la métaphysique eulérienne se trouvait déjà dans l'Antiquité chez les Grecs, qui avaient fondé la science musicale sur la théorie des proportions (cf. la Division du canon de l'école euclidienne). De même, l'idée que la musique consiste en la perception indirecte (ou plus précisément inconsciente) des rapports des fréquences sonores est énoncée par Leibniz :
"musica est exercitium arithmeticae occultum nescientis se numerare animi."(6)
Mais, en dépit de ces identités thématiques, il convient de souligner les différences qui font l'originalité d'Euler. D'abord, ainsi qu'on va pouvoir bientôt en juger, la théorie de notre mathématicien dépasse de très loin la simple considération des rapports des fréquences de deux sons. Ensuite, contrairement à ses prédécesseurs qui, eux aussi, fondaient leur théorie sur les proportions presque sans aucune explication, Euler ébauche une argumentation philosophique, dans laquelle des proportions on parvient au plaisir musical, via l'ordre et la perfection. Quant à la source leibnizienne, on peut sans doute en reconnaître l'influence dans la distinction que fait Euler entre les deux modes de perception de l'ordre. Mais on notera que, contrairement au maître de Hannovre, il ne s'aventure pas à parler de perception inconsciente; peut-être n'en admet-il pas la notion, ou bien, tout simplement, préfère-t-il appliquer son génie à développer des calculs mathématiques plutôt que des considérations philosophiques.
Cela dit, examinons comment Euler évalue l'ordre des sons selon leur hauteur. Par l'intermédiaire des vibrations de l'air, les instruments de musique produisent des coups ou chocs [ictus] réguliers sur notre tympan. Par souci de clarté, Euler visualise ces coups, dans le cas des accords les plus simples de deux sons, par les figures suivantes :
etc...[OO, 3a, I, 231]
C'est ici le lieu de dire quelques mots sur la traduction française de 1839, puisqu'aussi bien le thème principal de notre colloque est celui de la traduction scientifique. Je me contenterai d'un coup d'oeil sur le deuxième chapitre, "De suavitate et principiis harmoniae", traduit par "Des charmes et des principes de l'harmonie". La suavitas sera discutée tout au long de l'ouvrage, car un des buts majeurs qu'Euler se propose d'atteindre est celui de définir une échelle de "bonté" des agrégats sonores, ce qu'il nomme "suavitatis gradus", des degrés d'agrément. Inutile de remarquer, dans ces conditions, que le terme de "charme" n'est pas très bien choisi. Euler écrit :
"Duobus sonis propositis percipiemus eorum relationem, si intelligamus rationem, quam pulsuum eodem tempore editorum numeri inter se habent; ut si alter eodem tempore 3 pulsus perficiat, dum alter 2, eorum relationem adeoque ordinem cognoscimus observantes hanc ipsam rationem sesquialteram. Similique modo plurium sonorum mutuam relationem comprehendimus, si omnes rationes, quas singulorum sonorum numeri vibrationum eodem tempore editarum inter se tenent, cognoscemus." [OO, 3a, I, 228]
ce qui devient :
"Deux sons étant donnés, nous connaîtrons la relation qui existe entre eux, si nous pouvons saisir le rapport du nombre de vibrations effectuées pour l'un, au nombre de vibrations effectuées pour l'autre dans le même temps. Par exemple, s'il se faisait 3 vibrations pour le premier, pendant que pour le second il y en aurait 2, nous connaîtrions leur relation et par conséquent leur ordre, en observant le rapport des nombres 3 et 2 qui est 3 : 2. " [OCF, 5, 27] (7)
Nous voyons d'abord que "pulsus" est rendu par "nombre de
vibrations", ce qui correspond visiblement à un désir
de modernisation de la théorie. Littéralement "pulsus"
est une impulsion, un choc, et la notion qu'Euler a
en vue est
bien celle des chocs (minuscules et rapides) que les corps sonores
produisent sur le tympan de l'oreille par l'intermédiaire du
milieu qui transmet le son. En fait, comme je l'explique plus loin,
Euler reprend ce que l'on appelle à présent la
théorie de la coïncidence des coups. Cependant,
dans la phrase suivante, Euler lui-même parle de "numeri
vibrationum", ce qui justifie dans une certaine mesure la
démarche du traducteur.
Nous constatons ensuite que "rationem sesquialteram" est tout
simplement traduit par "3 : 2". Il s'agit à nouveau d'une
modernisation, car la proportion sesquialtère désigne
chez Euclide (dont Euler s'inspire ici au moins pour la terminologie)
tout rapport de la forme 1 + 1/n, donc 3/2 pour n
=
2.
Jetons un dernier regard sur le paragraphe suivant :
"Magnum quidem extat in sonorum rationibus percipiendis subsidium, quod singulorum plures ictus percipimus saepiusque eos inter se comparare possumus. Idcirco multo est facilius duorum sonorum rationem discernere audiendo quam duarum linearum eandem rationem habentium intuendo." [OO, 3a, I, 228]
En français :
"L'appréciation des rapports entre les sons, est singulièrement facilitée par cette circonstance que nous percevons plusieurs vibrations de chacun, et qu'ainsi nous pouvons, pendant leur durée, les comparer plusieurs fois l'un à l'autre. Il est donc bien plus aisé de distinguer par l'ouïe le rapport de deux sons, que de reconnaître par la vue le même rapport entre deux lignes." [OCF, 5, 27-28]
À nouveau la traduction modernise le terme d'"ictus" en
"vibrations", qui pourtant désigne très exactement les
"coups" dont je viens de parler.
Ce rapide examen pourrait laisser penser que la traduction
française laisse beaucoup à désirer. Il est
certain qu'elle mériterait d'être révisée
pour devenir plus précise. Cependant, à en juger par ce
que j'en connais, je crois qu'on doit tout de même dire que le
traducteur a fait un travail intelligent et globalement
fidèle.
Revenons maintenant à la théorie d'Euler. Le
mathématicien raisonne de la manière suivante.
Une note unique, ou deux notes à l'unisson, (fig. 1) donne
l'ordre le plus simple. Il répond au rapport 1:1 et correspond
au premier degré de douceur [primum suavitatis
gradum].
Le rapport 1:2, qui est celui de l'octave (fig. 2), donne l'ordre le
plus simple après celui de l'unisson : c'est le
deuxième degré de douceur.
Les rapports 1:3 et 1:4 sont assez simples (fig. 3 et 4); le premier
(celui de la quinte de l'octave supérieure) comporte des
nombres plus petits, mais le deuxième est double de la
proportion double (c'est la double octave) donc facile à
percevoir. Ils sont regroupés dans le même degré
de douceur : le troisième.
Euler attache ensuite le degré n+1 au rapport
1:2n, chaque puissance de 2
incrémentant le
degré d'une unité.
Remarquant alors, que 1:5 doit être plus complexe que 1:8 (=1:23), lequel a le degré 4, Euler lui attribue le degré 5 et en déduit par induction que pour p premier 1:p est de degré p. Ensuite, cette fois pour p quelconque :
"[...] si ratio 1 : p ad gradum, cuius index sit m, referatur, rationem 1 : 2p ad gradum m + 1 pertinere, 1 : 4p ad gradum m + 2 et 1 : 2np ad gradum m + n. Multiplicato enim numero p per 2 ad rationis perceptionem requiritur praeter perceptionem rationis 1 : p bisectio aut duplicatio, qua ut simplicissima operatione gradus suavitatis unitate evehitur."
Et Euler poursuit en calculant le degré qu'il faut attacher à 1:pq, p et q étant de nouveau premiers :
"Simili modo determinare licet gradum suavitatis rationis 1 : pq, si p et q fuerint numeri primi; nam ratio 1 : pq eo magis est composita quam 1 : p, quo 1 : q magis est composita quam 1 : 1. Ergo rationis 1 : pq gradus cum p, q et 1 debet proportionem arithmeticam constituere, unde erit igitur p + q -1." [OO, 3a, I, 232]
Finalement, en appliquant plusieurs fois cette règle, on peut généraliser, ce qui produit une formule qu'Euler n'écrit pas, mais qui revient à :
les nombres pi
étant premiers et les
ki étant des exposants
positifs quelconques
de ces nombres.
Les cas de plus de deux sons se ramènent facilement à
cette formule. Ainsi, quatre sons dans les rapports
1:p:q:r, avec p,
q, r
premiers, seront assimilés à 1:pqr (8). Lorsque
les nombres de vibrations ne sont pas premiers, la procédure
est un peu plus compliquée. Considérons par exemple les
sons correspondant à 1:pr:qr:ps
(p, q, r, s
étant premiers).
p et r interviennent deux fois,
mais étant
confondus par l'oreille, ils ne doivent être pris qu'une fois;
de sorte que l'ensemble sera assimilé à 1:pqrs,
qui est le plus petit commun multiple (PPCM) des
facteurs
proposés.
Restent les cas où l'un des nombres de vibrations n'est pas 1.
La quinte 3:2 en est un exemple. On commencera alors par
réduire éventuellement les nombres en les divisant par
leur plus grand commun diviseur (PGCD) (ex : 4:6:8
donne
2:3:4), puis, comme tout à l'heure, on prendra leur PPCM.
C'est ainsi que la quinte revient au PPCM 6 et est donc du
quatrième degré.
Arrêtons-nous là dans cet exposé, ce qui vient
d'être dit appelant plusieurs remarques.
L'idée de mesurer le degré de douceur d'un accord de
deux sons par l'ordonnancement des coups qu'on
imagine
être le propre d'un son musical n'est pas nouvelle. Bien au
contraire, elle se rattache directement à ce qu'il est convenu
d'appeler aujourd'hui la théorie de la coïncidence des
coups, c'est-à-dire cette théorie qui
représentait ce qu'on pourrait appeler, au sens de Kuhn, la
théorie "normale" au temps de Galilée et Mersenne.
Selon cette théorie, un accord est d'autant plus consonant que
les coups "coïncidants" issus des deux sons sont en proportion
plus élevée dans l'ensemble des coups produits. Mais,
à la vérité, au XVIIe siècle, les calculs
ne sont jamais poussés bien loin et, qui plus est, une erreur
fort étrange est systématiquement commise. Au lieu de
prendre la proportion en question, on considère celle des
coups coïncidants par rapport au nombre de coups du son le
plus aigu seulement .(9)
Une seconde remarque concerne la démarche d'Euler. Elle est
plutôt surprenante. Tout tient en fait dans le degré de
douceur p + q - 1 attaché au
rapport
1:pq, où, ce qui revient au même, à deux
sons p et q (ces nombres étant
premiers entre
eux). Nous avons vu qu'Euler parvient à ce résultat par
une sorte de raisonnement analogique : le rapport 1:pq
"dépasse" (10) 1:p comme 1:q
dépasse 1:1.
Il faut donc que son degré soit une proportion
arithmétique de p, q et de 1,
ce qui produit
logiquement p + q - 1. On ne
peut pas dire que cette
déduction jouisse d'une grande rigueur et emporte la
conviction, d'autant que le résultat antérieur (le
degré p de 1:p) se trouve
lui-même obtenu
par une synthèse du même ordre de vraisemblance.
Or je dis que le résultat p + q
- 1 était
directement accessible, d'une façon beaucoup plus rigoureuse.
Il suffisait pour cela de calculer correctement le
degré de douceur de l'accord p:q
conformément à la théorie de la coïncidence
des coups. Si p et q sont deux
nombres premiers (ou
même premiers entre eux) distincts, il est bien clair que
durant une période aucun de leurs coups ne
coïncideront, excepté ceux du début et de la fin
de la période. Il n'y aura donc qu'un seul coup
coïncidant par période (la fin d'une période
étant le début de la période suivante). Et le
nombre total des coups sera la somme de tous les coups, p
+
q, diminuée d'une unité puisque les deux coups
coïncidants ne seront perçus que comme un seul. (sur
l'exemple de la quinte, fig. 5 ci-dessus, on voit qu'il y a une
coïncidence et quatre coups [y compris cette coïncidence]
par période, ce qui correspond bien à 3+2-1). La
coïncidence étant toujours unique, p + q
-
1 pourra constituer une mesure inverse de la
douceur de
l'accord des deux sons p et q.(11)
On peut remarquer comme Yves Hellegouarch (12) que la fonction S(kipi - ki) + 1 est un morphisme du monoïde (N, x) dans (N,+), ce qui n'est qu'une manière précise de désigner la nature de la fonction. Selon un commentaire oral de Jean Dhombres, il faut aussi noter que c'est la seule fonction qui respecte les nombres premiers (c'est-à-dire que pour p premier, le degré d'agrément de 1:p est p). Mais, étant donné la manière empirique dont Euler construit cette fonction, il semble extrêmement peu probable qu'il ait été parfaitement conscient de l'unicité de sa solution. Et Hellegouarch, à nouveau, n'a pas tort de dire que "beaucoup d'autres fonctions pourraient être proposées".(13)
Quoi qu'il en soit de la méthode utilisée par Euler pour construire sa théorie musicale, nous disposons maintenant de ses éléments fondamentaux. La question de la consonance d'un ensemble de sons se trouve réduite, après division des composants par leur PGCD, au calcul du degré de douceur de leur PPCM par la formule encadrée ci-dessus. L'Essai d'Euler est enrichi de très nombreux et souvent très copieux tableaux; le premier qu'il nous présente est ainsi celui du classement des PPCM selon les seize premiers degré de douceur [OO, 3a, I, 234] :
Je vais à présent focaliser mon attention sur la partie principale du travail d'Euler, à savoir son étude mathématique de l'harmonie, sans entrer toutefois dans tous les détails des règles de composition dont il nous gratifie, ni aborder les questions de durée des sons.
Etude des accords de deux sons
Le calcul du PPCM attaché à chaque accord, qu'Euler
appelle son exposant, fournit, par le tableau
précédent, un principe de classement des consonances
donnant lieu à un nouveau tableau ([OO, 3a, I, 249]; je note
en caractères gras les rapports qui correspondent aux
consonances fondamentales et je souligne ceux qui correspondent aux
traditionnelles dissonances): (14)
Le classement des accords fondamentaux selon Euler est donc :
Pour les consonances, Euler retrouve ainsi l'un des deux classements que Mersenne avait déjà proposés dans l'Harmonie universelle.(15) Et comme le musicien minime l'avait également avancé, Euler affirme qu'il n'y a pas de frontière nette entre consonances et dissonances; ces dernières ne sont que de "mauvaises" consonances, d'un degré élevé. Le tableau le montre clairement, puisqu'il place les deux consonances mineures (la tierce et la sixte) au même degré (VIII) que le ton majeur, ce qui n'est pas absurde du point de vue de la réalité perçue. Nous verrons ce que devient cette conception dans les derniers mémoires d'Euler sur la musique.
Etude des accords de plus de deux sons
Jusque-là rien de vraiment nouveau. Mais les fondements de
la théorie recèlent bien d'autres choses! Comme on le
remarque tout de suite dans le tableau des accords, à un
même "exposant" (le PPCM) correspondent plusieurs groupes de
sons possibles. C'est ainsi que, si l'on envisage des accords de plus
de deux sons, le degré de douceur ne changera pas lorsqu'on
ajoutera des sons correspondant à des diviseurs de l'exposant.
1:2:3:6 n'est pas plus "compliqué" que 1:6 ou 2:3, puisqu'ils
ont tous les trois 6 pour PPCM. Et Euler de définir le concept
d'accord complet : un accord sera tel si on ne peut
lui
ajouter aucune note sans que son degré ne devienne plus
élevé, donc sans que son exposant ne soit plus
complexe. Il en résulte qu'un accord est complet s'il comprend
tous les diviseurs de son exposant. Selon Euler, l'oreille aura alors
l'impression de plénitude dans ce degré
d'agrément.(16) Ici commenceront les surprises pour quelqu'un
qui refuse de se laisser entièrement entraîner par la
fécondité de l'esprit du grand
mathématicien.
Tâchons en effet de "revenir" à la musique du temps
d'Euler. Le premier accord qu'on apprend à connaître
(même encore aujourd'hui) est l'accord parfait majeur, le plus
consonant de tous, représenté par exemple par les notes
ut mi sol. Pour ne pas compliquer la situation, ne
lui
ajoutons pas l'octave supérieure (ut), encore que
cela
soit tout à fait commun. Ces trois notes correspondent aux
trois nombres 4, 5, 6, dont le PPCM est 60. Cela révèle
qu'il est déjà! du IXe degré et que l'accord
complet sera celui des 12 nombres : 1:2:3:4:5:6:10:12:15:20:30:60,
c'est-à-dire des douze notes ut1 ut2
sol2 ut3 mi3
sol3 mi4 sol4
si4 mi5 si5 si6.
Voilà donc un accord
dont Euler nous prétend qu'il sera sur le même pied
d'égalité de douceur que l'accord parfait majeur, un
accord qui s'étale sur six octaves et qui outre les notes
ut, mi, sol,
comprendra aussi la septième
majeure si de la fondamentale ut!
Pour être plus
complet, certes il le sera, mais sera-t-il
réellement
plus agréable? Sera-t-il aussi plus praticable? On
peut
en douter. Toutefois, à y réfléchir de plus
près, cela n'est pas aussi absurde qu'on pourrait le penser.
Car si l'on se réfère à la théorie
moderne des sons partiels de Helmholtz, il est parfaitement exact que
dans la production des sons ut, mi,
sol, on
entend également les partiels supérieurs de même
nom, y compris le si qui est la quinte de mi
et la
tierce majeure de sol. Le tout est de savoir avec
quelle
intensité; et, en réalité, les notes
si4 si5 si6
seront très faibles.
Que si l'on introduit "manuellement" un ut2,
l'accord ut mi
sol ut correspondra aux nombres 4, 5, 6, 8, de PPCM 120. On
montera alors d'un degré, la dernière note de l'accord
complété étant un si de la
septième octave. Ce surcroît de complexité
théorique ne traduit pas fidèlement la
réalité. En fait, ajouter ou non l'octave ut ne
change guère la qualité de l'accord, ce dont Euler
lui-même convient lorsqu'il analyse les gammes (cf.
ci-dessous).
Etude des successions d'accords
Ce chapitre, le cinquième du Tentamen,
témoigne, s'il en était besoin, de l'originalité
d'Euler en théorie de la musique. Car, si l'on avait
prétendu avant lui "expliquer" les consonances par la
concordance des coups des sons musicaux, on n'était pas
allé plus loin dans cette voie. Or la musique n'est pas que la
pure et simple exposition "picturale" de plusieurs harmonies; elle
consiste aussi et cela est peut-être encore plus important en
une succession réglée dans le temps d'une série
d'harmonies.
L'idée d'Euler est simple : c'est la même que pour les
accords pris séparément, c'est-à-dire que la
douceur d'une succession dépendra de l'ordre qu'elle
renferme. Cette douceur sera donc évaluée par le
degré de l'exposant (le PPCM) de l'ensemble des sons
des deux accords se succédant, comme s'ils étaient
émis à la fois. Deux réserves, toutefois,
devront être faites.
D'abord, comme des sons émis en même temps sonnent
généralement plus durement que s'ils se suivent, on
admettra des degrés moins bons (c'est-à-dire plus
élevés) que dans le cas de simples consonances.
Ensuite, comme il ne s'agit plus d'un accord isolé, du point
de vue d'une succession, l'éventuel facteur commun des nombres
de vibrations d'un accord n'est plus à négliger
(c'est-à-dire, par exemple, que 2:6:10 n'est plus
forcément équivalent à 1:3:5). Cela complique
les choses. Je préfère laisser la question de
côté dans ce rapide aperçu,(17) me contentant de
dire que la pertinence de l'interprétation d'Euler reste
problématique : par exemple, la résolution d'un accord
de septième de dominante sur l'accord parfait de tonique n'est
pas nettement "expliquée", puisque l'exposant du second accord
est entièrement inclus dans celui du premier.(18)
Les gammes du Tentamen
Euler donne à sa méthode une valeur universelle.
Pour une succession de plus de deux accords, pour un morceau de
musique entier (!) c'est le même principe d'évaluation :
calculer l'exposant de tout l'ensemble et en déduire le
degré de douceur.
Mais tout morceau est joué en respect de certaines
gammes. La notion même de gamme est indispensable,
car
les instruments à sons fixes ne peuvent produire qu'un nombre
limité de notes, dont l'ensemble constituera une gamme et
correspondra à un certain exposant. Plus exactement, selon
Euler, la notion de gamme repose sur celle d'octave : une gamme est
une série de notes qu'on retrouve réparties
périodiquement selon plusieurs octaves. Ici, Euler ne donne
pas d'autre justification que celle, a posteriori, de la conception
des instruments existants,(19) ce qui est un défaut de sa
théorie qui se veut évidemment le plus a priori
possible.
De ce principe supplémentaire résulte aussitôt
que l'exposant d'une gamme sera de la forme 2mA,
où A sera un produit de facteurs premiers ne
contenant
pas 2, autrement dit un nombre impair. Mais que sera plus
précisément A? Euler ne répond à
cette question qu'après avoir passé en revue diverses
gammes de la forme
2m.3n.5p.
Il
cite Leibniz qui, dans une lettre à Christian Goldbach, disait
déjà :
"Nos in Musica non numeramus ultra quinque, similes illis populis,qui etiam in Arithmetica non ultra ternarium progrediebantur, et in quibus phrasis Germanorum de homine simplice locum haberet : Er kan nicht über drey zählen." (20)
Euler développe tout de même une gamme où intervient le chiffre 7, mais à titre de pure hypothèse d'école (on va voir plus loin que son opinion sur cette question changera du tout au tout dans les années 1760) :
"Atque sane difficile esset in musicam praeter hos tres numeros alium, puta 7, introducere, cum consonantiae, in quarum exponentes septinarius ingrederetur, nimis dure sonarent harmoniamque turbarent." [OO, 3a, I, 332]
La combinaison des puissances de 3 et 5 produit dix-huit gammes, parmi lesquelles Euler en retient cinq qui ont été ou sont encore en usage, en élimine quatre parce qu'elles sont contenues dans d'autres et en rejette neuf parce qu'elles sont soit trop simples, soit au contraire trop compliquées, c'est-à-dire qu'elles donnent des sons trop désagréables, soit les deux. La morale de cette classification me paraît claire et fort importante pour la théorie : le principe même qui la fonde (celui de l'ordre) ne suffit pas pour juger de la recevabilité d'une harmonie; en réalité, les données historiques jouent maintenant un rôle essentiel, même dans le cas de la dernière gamme qu'Euler étudie en détail, la gamme diatonico-chromatique, qui se rapproche le plus de la musique contemporaine de notre mathématicien.
A présent, il ne semble pas exagéré de dire que nous venons de "faire le tour" de la théorie eulérienne contenue dans son oeuvre de 1739 un tour d'amateur, certes. Bien que fort abondante, elle peut se résumer à ceci : la notion d'ordre fonde le principe du goût. Cet ordre se mesure, comme dans l'ancienne théorie de la coïncidence des coups. Cependant, Euler va beaucoup plus loin qu'un simple classement des consonances. Il entend aussi justifier l'ensemble d'une série d'accords, en mesurant son ordre. Mais toutes les définitions, les nombreux calculs, les immenses tables que notre mathématicien déploie infatigablement ne doivent pas faire illusion. Un certain nombre d'éléments étrangers au principe de l'ordre sont introduits, d'autant plus "subrepticement" que, correspondant la plupart du temps à des principes admis par les théoriciens antérieurs, ils "passent" sans difficulté devant les yeux du lecteur. Ainsi en va-t-il particulièrement du rôle essentiel qu'Euler fait jouer au nombre 2, c'est-à-dire à l'octave, de la limitation aux seuls entiers 2, 3, 5 d'où la construction d'un nombre fini de gammes, de la restriction finale à une seule gamme. De toute manière, ces choix n'expliquent pas vraiment les successions harmoniques réellement utilisées par les musiciens. Je citerai une nouvelle fois Yves Hellegouarch, qui remarque plaisamment : "Est-ce à dire qu'une oeuvre musicale reste aussi harmonieuse lorsqu'elle est jouée à l'envers?" Eh oui, en effet, le "principe de l'inversion du temps", comme en mécanique classique, s'applique parfaitement à la théorie du Tentamen. C'est dire qu'elle est loin d'être adéquate!
Au delà du Tentamen : l'évolution
des
idées d'Euler en matière de théorie musicale
En étudiant pour la première fois les textes d'Euler
sur la théorie musicale, il me semblait évident qu'il
n'avait jamais renoncé à sa théorie, même
s'il avait voulu la compléter ou l'améliorer sur
certains points jusqu'à la fin de sa vie. Je n'en suis plus
tout à fait sûr aujourd'hui. En effet, les
réflexions qu'il a ajoutées au Tentamen, tout
spécialement celles qui portent sur l'accord de
septième de dominante, tendent au contraire à montrer
que c'était aux fondements mêmes de sa première
théorie qu'il s'attaquait.(21)
Dans un mémoire de 1764, "Conjecture sur la raison de quelques dissonances généralement reçues dans la musique", reconnaissant son importance pratique dans les compositions contemporaines, Euler examine l'accord de septième de dominante.(22) Aux notes sol si ré fa correspondent les nombres 36 45 54 64 d'exposant (leur PPCM) 8640 = 26.33.5. Sans la "dissonance" fa, l'exposant de l'accord (parfait majeur) serait égal à 60
"et partant 144 fois plus petit qu'auparavant. D'où il semble que l'addition du son f gâte trop la belle harmonie de cette consonance pour qu'on lui puisse accorder une place dans la musique. Cependant, au jugement de l'oreille, cette dissonance n'est rien moins que désagréable et on s'en sert dans la musique avec le meilleur succès; il semble même que la composition musicale en acquiert une certaine force, sans laquelle elle serait trop unie. Voilà donc un grand paradoxe, où la théorie semble être en contradiction avec la pratique, dont je tâcherai de donner une explication."
Rejetant l'explication de d'Alembert comme "trop arbitraire et éloignée des vrais principes de l'harmonie"(23), Euler commence par rappeler, fort adroitement et pertinemment, que l'oreille tolère de légers écarts dans les proportions des consonances (il n'est pas le premier à le remarquer, bien d'autres l'ont dit avant lui, mais peu importe ici) :
"Toutes les fois que cela arrive, la proportion aperçue est plus simple que la réelle et la différence est si petite qu'elle échappe à la perception."
Dès lors rien n'interdit de supposer que l'oreille "substitue" le nombre 63 au nombre 64,
"afin que tous les nombres devenant divisibles par 9, les rapports de nos quatre sons soient maintenant exprimés par ces nombres 4, 5, 6, 7 dont la perception est sans doute moins embarrassée."
On passe ainsi à un exposant de 420 au lieu de 8640 et (ce qu'Euler ne précise pas) on gagne deux degrés de douceur (degré 15 au lieu de 17). Euler trouve même cette idée astucieuse :
"Peut-être est-ce ici qu'est fondée la règle sur la préparation et la résolution des dissonances, pour avertir quasi les auditeurs, que c'est le même son, quoiqu'on s'en serve comme de deux différents, afin qu'ils ne s'imaginent pas qu'on ait introduit un son tout à fait étranger." [OO, 3a, I, 515]
Voilà une interprétation originale. On sait en effet qu'on suppose d'habitude que préparation et résolution ne servent qu'à habituer l'oreille, préalablement et "postérieurement" si l'on peut dire, au son dissonant en le faisant entendre dans des consonances. Et Euler de conclure :
"On soutient communément qu'on ne se sert dans la musique que des proportions composées de ces trois nombres premiers 2, 3 et 5 et le grand Leibniz (24) a déjà remarqué que dans la musique on n'a pas encore appris à compter au-delà de 5; ce qui est aussi incontestablement vrai dans les instruments accordés selon les principes de l'harmonie. Mais, si ma conjecture a lieu, on peut dire que dans la composition on compte déjà jusqu'à 7 et que l'oreille y est déjà accoutumée (25) c'est un nouveau genre de musique, qu'on a commencé à mettre en usage et qui a été inconnu aux anciens. Dans ce genre l'accord 4, 5, 6, 7 est la plus complète harmonie, puisqu'elle renferme les nombres 2, 3, 5 et 7; mais il est aussi plus compliqué que l'accord parfait dans le genre commun qui ne contient que les nombres 2, 3 et 5. Si c'est une perfection dans la composition, on tâchera peut-être de porter les instruments au même degré." [OO, 3a, I, 515]
Les changements théoriques sont beaucoup plus profonds qu'il n'y paraît. Pour commencer, le dogme de la restriction aux seuls nombres 2, 3, 5 est maintenant abandonné. Ensuite, il semblerait que la prédilection pour l'accord de dominante provienne de ce qu'il soit une consonance et non une dissonance. En réalité, il y a bien plus. Euler écrit dans un mémoire de 1764, "Du véritable caractère de la musique moderne" :
"À cette occasion il est important de remarquer que le mot de dissonance est peu propre à exprimer l'idée qu'on y attache; cette idée n'est rien moins qu'opposée à celle qu'on attache au mot de consonance, comme l'étymologie semble l'indiquer, et partant, puisque les consonances sont agréables à l'oreille, il ne faut pas s'imaginer que les dissonances lui soient désagréables, ou bien révoltantes; sur ce pied-là les dissonances devroient sans doute être entierement bannies de toute la musique. Les dissonances ne diffèrent donc des consonances proprement ainsi dites que parce qu'elles sont moins simples ou plus compliquées, et il est également nécessaire que cette plus grande complication soit aussi bien agréable à l'oreille, que la simplicité des consonances." [OO, 3a, I, 517]
Ce n'est plus exactement par l'impression agréable ou désagréable que consonances et dissonances sont distinguées, mais seulement par leur degré de complexité. Ainsi, au commencement, Euler avait construit le concept mathématique d'exposant pour rendre compte du degré d'agrément des combinaisons sonores. Mais pour finir, c'est la conception purement intellectuelle de la complexité, mesurée par l'exposant, qui prime. Les termes mêmes de degré d'agrément devraient maintenant être bannis, puisqu'une dissonance (l'accord de septième de dominante) est devenue agréable. Le mot même de dissonance n'a plus vraiment lieu d'être en usage! (26) Je crois qu'en cette matière Euler est allé très loin, s'est montré très "moderne", même s'il n'a pas désavoué explicitement la théorie de son Tentamen.
Au surplus, sur ce point comme sur l'ensemble de sa
théorie, on ne peut se former une opinion tant soit peu
pertinente que si l'on fait appel à des explications plus
récentes, en particulier celles qui sont fondées sur la
perception des battements entre les sons partiels des notes
musicales. Ces explications, issues de la théorie de
Helmholtz, confirment entièrement le principe de l'absence de
stricte ségrégation entre consonances et dissonances.
Le tout est de savoir jusqu'à quel son partiel l'oreille
étend sa perception. Or cela dépend de deux facteurs;
d'une part de l'intensité physique relative des sons partiels
(l'expérience montre que, statistiquement, (27) elle diminue
quand l'ordre du son partiel augmente), d'autre part de la
capacité physiologique et mentale de l'homme à
percevoir les battements selon la hauteur des sons simples qui les
produisent. Helmholtz lui-même reprendra ainsi l'idée de
la consonance de la septième mineure "naturelle" correspondant
au rapport 7/4. (28)
Mais la théorie des battements indique également tout
de suite les limites de la théorie d'Euler. Car outre le fait
qu'elle explique pourquoi l'oreille se contente de rapports
approximatifs, elle nous apprend que tous les sons partiels n'ont pas
la même importance et qu'ainsi l'"exposant" d'un accord est
loin d'être le seul nombre à caractériser son
degré de consonance ou de complexité. En particulier,
ajouter tous les diviseurs premiers de l'exposant pour parvenir
à ce qu'Euler appelle un accord "complet" n'améliorera
pas l'accord, comme l'imagine notre mathématicien, mais
conduira plutôt à la cacophonie de sons partiels
pléthoriques.
1. Au Moyen Age le quadrivium désignait les quatre "arts" mathématiques : l'arithmétique, la musique, la géométrie et l'astronomie. Ce quadrivium constituait la partie supérieure du savoir, par opposition au trivium, la partie élémentaire, qui, elle, comprenait la grammaire, la rhétorique et la dialectique.
2. Cf. notre ouvrage Leibniz et la théorie de la musique, Klincksieck, coll. "Domaine musicologique", 1992, 158 p.
3. [OO, 3a, I, x-xiv]. Cette référence, comme les suivantes d'Euler, renvoie aux Opera Omnia, series tertia, volumen primum, "Opera physica, miscellanea, epistolae; Lipsiae et Berolini, 1926.
4. la plupart en français.
5. Je laisserai de côté les pages consacrées à la théorie de la musique dans les Lettres à une princesse d'Allemagne (à peine seize pages sur près de six cents). Elles contiennent seulement une sorte d'extrait ultra-simplifié du Tentamen.
6. "La musique est une pratique occulte de l'arithmétique dans laquelle l'esprit ignore qu'il compte." (lettre à Chr. Goldbach du 17/4/1712). Cf. notre livre, déjà cité, Leibniz et la théorie de la musique, p. 151.
7. Comme ci-dessus pour [OO], nous désignons par [OCF] les références aux OEuvres Complètes en Français de L. Euler, Éditées par l'Association des capitaux intellectuels pour favoriser le développement des Sciences physiques et mathématiques, tome 5, qui contiennent l'Essai sur la musique et trois mémoires sur le même sujet.
8. Les nombres premiers issus de deux sons différents doivent être distincts. Sinon, 1:p:p sera assimilé à 1:p et non à 1:p2, car les deux sons p sont saisis par l'oreille comme un son unique.
9. Cf. par exemple notre étude "Cordes vibrantes et consonances chez Beeckman, Mersenne et Galilée", Sciences et techniques en perspective, 23, spécialement $3, p. 81 à 88. Cette erreur est commise par Galilée sans aucune ambiguïté : "Ainsi la première et la plus agréable consonance sera celle de l'octave, puisqu'à chaque percussion du tympan due à la corde la plus grave correspondent deux percussions provoquées par la corde la plus aiguë : à l'occasion d'une vibration sur deux de la corde la plus aiguë les effets viendront donc se conjuguer, en sorte que la moitié des percussions au total battront l'oreille ensemble; de leur côté deux cordes à l'unisson, vibrant toujours ensemble, donnent l'impression d'une seule corde et pour cette raison ne produisent aucune consonance. La quinte elle aussi est agréable, par le fait qu'à deux pulsations de la corde la plus grave correspondent chaque fois trois pulsations de la corde la plus aiguë : si donc l'on compte d'après les vibrations de cette dernière, un tiers de toutes les vibrations ont lieu ensemble, ce qui signifie que deux vibrations solitaires viennent s'intercaler entre chaque couple de vibrations concordantes; dans la quarte, ce sont trois vibrations solitaires qui viendront s'intercaler." [Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, trad. Clavelin, A. Colin, Paris 1970, p. 85. Je souligne]
10. "magis est composita" = dépasse en complexité.
11. Ou, si l'on préfère, 1/(p + q - 1) pourra constituer une mesure directe de cette douceur. C'est cette valeur que Galilée, Mersenne et leur contemporains "auraient dû" trouver.
12. Yves Hellegouarch, "L'"Essai d'une nouvelle théorie de la musique" de Leonhard Euler", publication de l'IREM de Caen, 19??, p. 53.
13. Ibid.
14. Euler présente ces rapports dans l'ordre inverse de celui qui a cours aujourd'hui (1:2 au lieu de 2:1, etc.). On pourrait croire à un archaïsme, puisque les Grecs procédaient de cette manière. Mais en fait Euler recherche simplement à placer les nombres dans un ordre croissant.
15. Cf. notre article, déjà cité, "Cordes vibrantes et consonances chez Beeckman, Mersenne et Galilée", p. 82.
16. En conséquence :
Si l'exposant est premier, l'accord complet sera composé de 2 notes : 1:a.
Si l'exposant est am (a premier), l'accord complet sera composé de (m + 1) notes : 1:a:a2:...:am.
Si l'exposant est ab (a et b premiers), l'accord complet aura 4 notes : 1:a:b:ab.
etc...Si l'exposant est am bn cp (a, b, c premiers), l'accord complet sera composé de (m+1)(n+1)(p+1) notes (c'est la règle, bien connue, sur le nombre de diviseurs d'un entier décomposé en produit de facteurs premiers).
Euler accompagne sa définition d'un immense tableau des accords complets des 12 premiers degrés.
17. Cf. Mes études antérieures : "Deux mathématiciens musiciens : Euler et d'Alembert", Physis, Rivista internazionale di storia della scienza, vol. XXXII, Nuova Serie, Fasc. 1, 1995, p. 1-35 (communication au XIXe Congrès International d'Histoire des sciences, Saragosse, 22-29 août 1993); "Sciences et musique : quelques grandes étapes en théorie musicale", à paraître dans Littérature, Médecine, Société, 13, Université de Nantes.
18. Voir mes commentaires dans les textes cités à la note précédente.
19. [OO, 3a, I, 290], $5 et 6.
20. La référence (sans citation précise) est faite dans le Tentamen page 332, à titre d'argument d'autorité. Plus tard, dans un article de 1764, Euler produit la citation complète [OO, 3a, I, 515], mais cette fois pour s'élever contre le principe qu'elle prétend poser.
21. Également, en 1773, les
conceptions
d'Euler en matière de physique du son musical sont devenues
parfaitement "modernes" :
"Incipiamus igitur ab unisono, qui constat perfecta aequalitate
duorum pluriumve sonorum musicorum; cum enim omnis sonitus motu
vibratorio sive tremore in aere excitato producatur, sive iste tremor
fuerit aequabilis sive inaequabilis, in musica alii sorti non
admittuntur, nisi ubi omnes vibrationes inter se sunt isochronae sive
aequalibus tempusculis absolvuntur." [OO, 3a, I, 569, mémoire
"De harmoniae veris principiis per speculum musicum
repraesentatis"].
Maintenant, il n'est plus question d'ictus
ou de pulsus et le traducteur peut
correctement dire : "Commençons par l'unisson, qui consiste
dans l'égalité parfaite de deux ou de plusieurs sons de
musique. Tout son doit sa naissance à un mouvement vibratoire
produit dans l'air, que les vibrations soient égales ou
inégales entre elles; mais dans la musique on n'admet d'autres
sons que ceux qui sont dus à des vibrations isochrones,
c'est-à-dire à des vibrations effectuées en des
temps égaux." [OCF, 5, 253]
22. Cf. [OO, 3a, I, 509 et suiv.]. Euler considère aussi son premier renversement, dont il est inutile de parler ici.
23. [OO, 3a, I, 510].
24. Euler produit ici la citation que nous avons rapportée plus haut.
25. Dans un autre article, Euler dit encore mieux : "nous pourrons dire avec feu Mr. de Leibniz que la musique a maintenant appris à compter jusqu'à sept." [OO, 3a, I, 525]
26. "Les musiciens conviennent bien que de tels accords [comme celui de septième de dominante] ne sauraient être conciliés avec les principes de l'harmonie et ils tâchent de les soutenir par le nom de dissonance qu'ils leur imposent; mais, s'ils entendent par ce terme un tel accord où l'oreille ne saurait découvrir aucun rapport, on devrait pouvoir se servir avec autant de succès de tout autre mélange de tons, quelque absurde qu'il soit; ce que les musiciens sont bien éloignés d'admettre." [OO, 3a, I, 524]
27. C'est-à-dire en moyenne selon les divers instruments. Seuls des instruments très timbrés comme la clarinette, présentent des sons partiels d'intensité élevée au-delà du dixième.
28. Cf. Helmholtz, Théorie physiologique de la musique, fondée
sur l'étude des sensations auditives, trad. G. Guéroult, Paris, 1874 [Die Lehre von den Tonempfindungen als
physiologische
Grundlage für die Theorie der Musik,
1863], p. 249, 293 et 441 pour les références à
l'accord de rapport 7/4. Cependant, Helmholtz rejette finalement cet
accord, comme d'autres fondés sur le nombre 7, pour la raison
que son renversement est "pire que lui-même". Et il conclut qu'
"il existe donc une véritable lacune dans la série des
intervalles rangés suivant leur harmonie, et c'est cette
lacune qui forme la limite entre les consonances et les dissonances."
(p. 293).