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Ecoutez un
court exemple musical
joué
entempéraments égal et en gamme juste de Zarlino.
Ecoutez un
second exemple,
très bref,
joué en tempérament égal et en
tempérament mésotonique.
*Publié dans Sciences et techniques en
perspective, no 16, Université de Nantes, 1989, p.
83-114.
No melody, no harmony cannot be performed when one wants to keep just intervals. The notion of temperament, which specially concerns instruments with fixed tones (but extends even on every music of any kind), constitutes a compromise between three fundamental requirements : pure intervals, free modulation and transposition, handy keyboards. First I recall the features of the most usual temperaments : mean tone, equal, irregular temperaments. I carry on my analysis with studying some temperaments remarkable for their ingenuity or exemplary because of their mistakes (Huygens, Sauveur in the first case, Henfling in the second one). Finally, people nostalgic of perfect intervals will be possibly satisfied with Helmholtz's harmonium in just intonation, an instrument puting an artful idea of the physicist in a concrete form.
Nous distinguerons deux cas théoriques qui correspondent
à peu près à l'évolution historique de la
musique : celui d'une musique purement mélodique à une
seule voix et celui de la polyphonie harmonique et tonale.
a) Dans l'hypothèse où la musique est faite d'une
succession d'intervalles, des difficultés apparaissent
dès qu'il y a plus qu'un seul type d'intervalle - ce qui est
évidemment toujours le cas, puisqu'une mélodie
fondée sur un unique intervalle serait la plus ennuyeuse du
monde! On a coutume de remarquer par exemple qu'une suite de quintes
ne peut jamais donner la même note qu'une suite d'octaves. 3/2
et 2 étant les rapports des fréquences de ces
intervalles respectifs, cette non-concordance se trouve
justifiée par le fait qu'aucune puissance de 3/2 ne peut
égaler une puissance de 2 (c'est-à-dire (3/2)m = 2n est
une égalité impossible pour tout couple d'entiers m et
n), théorème d'arithmétique tenant
lui-même à ce que 2 et 3 sont des nombres premiers entre
eux. On voit souvent écrit, dans la littérature
musicologique, que " le cycle des quintes ne se referme pas ", notant
que douze quintes n'égalent pas sept octaves. En
réalité, toutefois, comme on le voit, la non-fermeture
est plus générale. En quelque sorte le cas des douze
quintes est le plus simple où se manifeste la déception
du musicologue. Nous retiendrons pour l'instant la valeur de la
différence : les 12 quintes sont supérieures aux 7
octaves de :
un comma ditonique (ou pythagoricien) = (3/2)exp(12) /2exp7 ~ 74/73
Une situation semblable se rencontre avec le triplet d'intervalles octave, quinte et tierce majeure. Ici, le premier cas "décevant "est celui de quatre quintes qui n'égalent pas exactement deux octaves augmentées d'une tierce majeure. La différence est de :
un comma syntonique (ou ptolémaïque) = (3/2)exp4/2exp2/(5/4) = 81/80
Une illustration simple et parlante des difficultés rencontrées avec les intervalles habituels est celle de la succession des notes suivantes comprises dans une même octave :
ut - sol - ré - la - mi - ut
soit :
5te / 4te x 5te / 4te / 3ce maj
ce qui donne 81/80, le comma syntonique. L'ut final n'est donc
pas
le même que l'ut initial; il est plus haut et la
différence est parfaitement audible. Ainsi, le chant des
intervalles justes est une chose dangereuse et de toute
manière impossible s'il est accompagné par un
instrument à sons fixes comme l'orgue.
b) Dans l'hypothèse de la musique tonale harmonique, ce qui
précède n'est plus vrai. Car alors toutes les notes
prennent leur valeur et leur signification par rapport à une
seule d'entre elles, précisément la tonique. En
ut majeur, on sait que l'échelle des sons justes se
présente ainsi :
où toutes les notes sont en relation directe simple avec
ut, sauf ré et si, qui, elles, forment une quinte et une
tierce majeure avec le sol (cependant, si joue un rôle direct
comme sensible pour l' ut supérieur). On voit bien
maintenant que la succession de tout à l'heure ut - sol -
ré - la - mi - ut ne peut plus produire la "dérive
"finale; les notes jouées, en effet, sont celles de la gamme
juste, et le la ne doit pas être compris comme quinte du
ré, mais comme sixte majeure du ut (il en résulte bien
sûr que l'intervalle ré - la n'est plus une quinte
juste).
Cependant, de nouvelles difficultés surgissent dès que
l'on veut changer de tonalité, c'est-à-dire moduler.
Cela se pratique ordinairement aux tonalités les plus proches,
celles qui contiennent le moins de notes différentes de celles
de la tonalité d'origine. Les deux plus voisines d'ut majeur
sont ainsi sol majeur et fa majeur. Examinons par exemple la
première :
ce qui donne comme rapports ramenés à ut = 1 (nombres ci-dessus, multipliés par 3/4):
et ramenés dans l'octave pour les trois notes sol, la, si:
Nous constatons que ut, ré, mi, sol et si sont
conservés. En revanche, fa doit être changé en
fa# = 45/32, note de hauteur à peu près
intermédiaire entre fa et sol, donc totalement nouvelle; mais
surtout, le la doit maintenant valoir 27/16 = 1,6875 au lieu de 5/3 =
1,666..., c'est-à-dire être réhaussé de
(27/16)x(3/5) = 81/80, donc d'un comma syntonique.
Si l'on module plus loin, en ré majeur par exemple, c'est ut
qui devra être remplacé par ut# et il faudra
élever le mi d'un comma syntonique. Et ainsi de suite. La
conclusion est donc que, même dans la musique tonale, une
dérive des notes est inévitable.
Un tempérament tente précisément
d'apporter une solution à ce genre de difficulté, sous
la forme d'un compromis. L'oreille humaine supporte en effet, sans
trop en être affectée, de légères
déviations des consonances, ces déviations pouvant
être d'autant plus grandes que les consonances sont moins
bonnes. La justification théorique de cette remarque,
souvent faite dans l'histoire (Huygens, Descartes, Helmholtz, etc.)
peut du reste être donnée par la théorie
physiologique; mais peu importe ici.
Les premières consonances - dans l'ordre de la perfection -
sont trop "sensibles " pour pouvoir être touchées : ce
sont l'unisson et l'octave (on
considère
d'ailleurs parfois que l'unisson n'est pas un vrai intervalle,
puisqu'il s'agit de deux notes qui n'en font qu'une). Le fait est que
si l'on varie un intervalle comme l'octave, toute la musique tonale
perd son sens. Il est donc indispensable de connaître
approximativement l'ordre de "bonté "des consonances:
octave, quinte, quarte, 6te maj, 3ce maj, 6te min, 3ce min
Cet ordre est établi à la fois empiriquement et par la
théorie physiologique. Il peut présenter quelques
variantes selon les instruments avec lesquels la musique est
produite. Cependant, la quinte vient toujours juste après
l'octave, la quarte juste après la quinte (nous laissons de
côté ici la question proprement esthétique du
statut harmonique de la quarte, souvent prétendu moins bon que
celui des tierces). Dans les tierces et les sixtes, il faut savoir
que l'on raisonne d'habitude sur les premières plutôt
que sur les secondes, car les tierces jouent un rôle harmonique
plus important que les sixtes. D'autre part, sauf instrument
exceptionnel, la tierce majeure 5/4 est toujours très
nettement meilleure que la tierce mineure 6/5. Enfin, l'octave
étant préservée - ce qui est le cas de tous les
tempéraments - les cas de la quarte et de la quinte sont
très voisins, car la première est le
renversement de la seconde (i.e. ut-fa = 4te fa-ut =
5te, le
second ut étant l'octave supérieure du premier). De
même pour les tierces et les sixtes (un intervalle maj.
correspondant à un intervalle min.). Il en résulte que
les déviations de la quarte sont les mêmes que celles de
la quinte et semblablement pour les couples de tierces et sixtes : il
suffit donc généralement d'étudier les
propriétés d'un tempérament sur la quinte et sur
les deux tierces (maj. et min.).
Cela dit, il existe une autre voie pour tenter de résoudre les
difficultés mentionnées : c'est la multiplication des
degrés dans l'octave. Ordinairement, en effet, les facteurs
(occidentaux) d'instruments à sons fixes prévoient 12
notes dans une octave, à savoir les 7 de la gamme d' ut majeur
plus les 5 notes altérées permettant les modulations
les plus proches (soit, sans tenir compte des variations d'un comma
syntonique, fa#, ut#, sol# [ou lab], sib,
mib.
On a vu tout à l'heure que fa# (15/8) est la quinte de si
(5/4) dans la gamme de sol majeur. A partir de lab,
on aura 12
quintes ascendantes :
lab mib sib fa ut sol ré la mi si fa# ut# sol#
Comme déjà vu, ces 12 quintes ne donnent pas
exactement 7 octaves, ce qui signifie ici que le lab
doit
être distingué du sol# (la différence est le
comma ditonique ~ 74/73). Une des solutions qui fut historiquement
envisagée a été, conséquemment, la
division des touches, l'unique touche noire de la
note entre
sol et la, par exemple, étant remplacée par deux
demi-touches, l'une pour le sol#, l'autre pour le lab.
Au
reste, cette solution est loin de convenir parfaitement, pour au
moins trois raisons :
1) il n'y a pas que les altérations # et b à
introduire lorsqu'on veut moduler; il faut aussi apporter des
variations d'un comma syntonique à certaines notes (ou plus
lorsque les modulations sont éloignées).
2) En toute rigueur, si l'on ne limite pas l'étendue des
modulations, de nouvelles divisions des touches devront être
envisagées, et cela indéfiniment, car jamais un
nombre quelconque de quintes ne coïncidera avec un nombre
donné d'octaves (cf. ci-dessus).
3) La division des touches rend le clavier peu maniable, voire
parfaitement injouable.
Ainsi la nature de compromis inhérente à tout tempérament apparaît-elle nettement. Quelqu'un comme J.M. Barbour, dans son excellent et très complet travail sur le sujet (Tuning and Temperament, 1951) nous semble avoir faussé ses conclusions par le fait même qu'il entendait comparer et évaluer tous les systèmes par rapport au tempérament égal, considéré par lui comme le meilleur de tous. Comme le dit fort bien H.F. Cohen (Quantifying Music, 1984, p. 216), il n'y a pas de solution idéale possible, car trois buts différents sont visés, qui ne peuvent jamais être atteints simultanément: obtenir des intervalles justes, pouvoir moduler et transposer librement, disposer de claviers jouables. La démarche de Barbour privilégie indûment le second but par rapport aux deux autres.
Les solutions historiquement imaginées sont innombrables :
cela s'explique par l'impossibilité d'une solution parfaite,
par l'évolution du goût musical et des exigences
esthétiques au cours du temps, et aussi - il faut l'avouer -
par la fréquente médiocrité théorique des
inventeurs. Il est cependant possible de classer les
tempéraments. On distingue généralement:
Les deux premiers types de tempérament ont joué - et
jouent encore actuellement pour le second - un rôle essentiel
dans la pratique musicale. Il est indispensable de les décrire
ici avec quelque détail.
Tempérament mésotonique
Gamme pythagoricienne. On sait que les grecs anciens ne
considéraient pas les tierces et les sixtes comme des
intervalles consonants. Pour eux, les consonances se limitaient
à l'octave, la quinte et la quarte. Ils ont ainsi
été amenés à définir les
degrés de la gamme par des intervalles successifs de quintes :
Ces quintes, ramenées dans la même octave, donnent les degrés :
Dès que la tierce majeure a été reconnue
comme une consonance (on disait consonance "imparfaite "), la tierce
pythagoricienne 81/64 = (9/8)exp2 est apparue comme mauvaise, impure
à côté de la tierce juste 5/4 (cela signifiait
que des battements désagréables s'entendaient dans la
tierce pythagoricienne). L'écart entre les deux notes est
précisément le comma syntonique défini
plus haut :
la tierce pythagoricienne étant plus haute que la tierce
juste.
Le tempérament mésotonique, imaginé pour la
première fois semble-t-il par Pietro Aron (Venise, 1523),
consiste précisément à diminuer les quintes
et spécialement les quatre quintes ut-sol-ré-la-mi,
chacune d'un quart de comma syntonique, de telle manière que
les tierces majeures deviennent justes.
Faisons suivre le nom d'une note des symboles [ ] avec la fraction de
comma syntonique dont elle est réhaussée (fraction
positive si la nouvelle note est plus haute, négative dans le
cas contraire); les degrés du tempérament
mésotonique seront les suivants Ces valeurs sont à
comparer avec les valeurs justes, qui sont les suivantes :
(avec lab au lieu de sol#, il faudrait lab[1]
). On
calcule facilement les intervalles entre les différentes notes
conjointes. Par exemple, ré est à deux quintes de
distance de ut comme de mi (cf. la suite des quintes
ut-sol-ré-la-mi) : l'intervalle ut-ré est donc le
même que l'intervalle ré-mi, et comme ut-mi vaut
exactement 5/4, les deux intervalles ut-ré et ré-mi
valent racine(5)/2. Des considérations semblables conduisent
à la conclusion que dans le tempérament
mésotonique tous les tons ont la même valeur
moyenne (d'où le nom de ce tempérament). Cependant,
comme la gamme majeure juste contient trois tons majeurs 9/8 et deux
tons mineurs 10/9, leur remplacement par cinq tons moyens ne produit
pas l'équivalence. En conséquence, les deux demi-tons
diatoniques 16/15 mi-fa, si-ut deviennent dans le tempérament
mésotonique deux demi-tons légèrement plus
grands (valeur 8/5exp(5/4) ).
Notons tout de suite que le tempérament mésotonique
représente, d'après ce qui a été dit sur
les possibilités phénoménologiques
d'altération des diverses consonances, un remède
trop efficace. Car il n'est pas bon de rendre les tierces
majeures parfaitement justes au détriment des quintes. Un
partage équilibré des altérations entre les
tierces et les quintes serait certainement préférable
(d'où l'existence de tempéraments où les quintes
sont effectivement altérées de moins d'un quart de
comma. Malheureusement, on trouve aussi des tempéraments
où l'altération est plus grande que le quart de
comma!). Mais il y a un autre défaut de ce tempérament,
beaucoup plus important. Descendant de quintes en quintes
(tempérées) à partir de sol#, on parvient
après 11 quintes à mib. Si l'on pousse encore
d'une quinte, la note théoriquement obtenue est lab.
Sur le clavier elle se confond avec le sol#. Que vaut donc, dans le
tempérament mésotonique, l'intervalle sol#[-2] -
mib[3/4] ? (dans la même octave). On le calcule
facilement en déterminant au préalable la valeur de la
quinte tempérée :
D'où les 11 quintes descendantes composées avec 7 octaves montantes de l'intervalle cherché:
Cette très mauvaise quinte diffère d'environ 1,5
comma syntonique de la quinte juste (de 36 cents, alors que le comma
syntonique vaut 21,5 cents [le seuil de distinction de l'oreille
humaine se situe environ à 2 ou 3 cents]).
[[ Le cent est l'unité logarithmique, telle que
1200
cents = une octave. En termes mathématiques, r étant le
rapport des fréquences des sons de l'intervalle, celui-ci
s'exprime par :
1200 x log r / log 2 ]]
Son bruit horrible l'a fait surnommer quinte des loups,
intervalle à éviter absolument comme on doit
éviter ces bêtes sauvages dans la nature. Ainsi, les 11
quintes ordinaires du tempérament mésotonique sont
supportables (5 cents de différence avec la quinte juste), les
tierces majeures sont justes et les sixtes majeures sont bonnes (on
calcule 5 cents de différence avec les sixtes justes). Parmi
les trois exigences fondamentales de tout tempérament deux
sont atteintes : intervalles à peu près justes, clavier
jouable. La troisième ne l'est pas : la possibilité de
modulation se limite aux gammes où n'intervient pas la quinte
des loups. Historiquement, cela a bien convenu à la musique
jusqu'à l'époque de J.S. Bach, particulièrement
pour le clavecin - instrument rapidement réaccordable, donc
présentant la possibilité de modifier la position de la
quinte des loups entre deux morceaux d'un concert -, moins pour
l'orgue et pas du tout pour le luth, qui, quant à lui,
réclamait le tempérament égal à cause de
ses barres sur la touche - les frettes - (comme sur
l'actuelle
guitare).
Tempérament égal
Ce tempérament, celui en vigueur aujourd'hui sur tous les
instruments à clavier, et même en principe dans toute la
musique, sacrifie volontairement la première exigence, celle
de la justesse, de manière à satisfaire pleinement les
deux autres : modulations et transpositions infiniment possibles,
clavier de douze touches par octave parfaitement jouable.
Il apparaît historiquement, sous forme imprécise, vers
1530, mais n'est alors réellement usité que pour les
instruments à touche munie de frettes (luth, viole). Comme
déjà dit, il ne s'impose pour le clavier qu'à
l'époque de Bach.
La réalisation effective du tempérament égal
présente des difficultés. Les auteurs du XVIe et du
XVIIe siècle proposent des méthodes
géométriques de partition du monocorde. Il
s'agit de diviser une longueur en douze parties
géométriquement proportionnelles les unes aux autres.
La simple construction géométrique de la moyenne
proportionnelle, due à Euclide, échoue en effet. Il
faut une méthode mécanique : c'est par exemple celle du
mesolabium, mentionnée par Salinas (1577). Vincenzo
Galilei, le père du grand Galilée, est connu pour avoir
trouvé empiriquement l'approximation par le rapport 18/17. En
effet, (18/17)exp(12) = 1,9856 s'approche bien de la valeur 2. Ce
rapport est pris comme référence par les luthiers
pendant deux siècles et demi. Mais en fait, pour les
instruments à claviers, la vraie méthode d'accord n'est
pas le monocorde, mais celle des battements (méthode
préconisée par Alexander Ellis, le traducteur anglais
de Helmholtz, et antérieurement par la quasi-totalité
des musiciens - dont Bach lui-même).
Dans ces conditions, la contribution d'un Simon Stevin ("Vande
siegeling der singconst ", 1605 et 1608) perd beaucoup de valeur,
quoiqu'en aient certains historiens modernes (par ex. H.F. Cohen,
op. cit., p. 45 et suiv.). Stevin n'a pas compris la
raison
d'être d'un tempérament. Il prétend purement et
simplement que l'égalité des douze demi-tons
tempérés soit la seule naturelle et se contente
de constater dans le cas unique de la quinte que le
tempérament égal approche très bien l'intonation
juste. Pour lui, la rationalité des rapports musicaux (1/2,
2/3, 3/4, etc. - exprimés en rapports de longueurs de cordes)
n'est pas un argument contre le tempérament égal. Les
intervalles tempérés contiennent certes des nombres
tels que racine douzième(1/2), mais pour lui "il n'y a aucuns
nombres absurdes, irrationnels, irréguliers, inexplicables, ou
sourds "(cité par Cohen, op. cit., p. 267 n. 61).
Dans
son approche purement mathématique, Stevin néglige tout
simplement l'essentiel : la musique.
Cela dit, l'examen des valeurs des intervalles tempérés
- en cents - révèle que :
* la 5te tempérée est excellente (700 au lieu de
702);
* la 3ce maj. tempérée est mauvaise (400), plus proche
de l'exécrable 3ce pythagoricienne (408) que de la 3ce juste
(386);
* la 3ce min. tempérée, et donc la 6te maj.
tempérée, sont également assez mauvaises (15,6
cents d'écart).
Le manque de justesse des tierces et des sixtes majeures est le plus
gros défaut du tempérament égal. Sans entrer ici
dans le détail de la théorie des sons
résultants, expliquons seulement que deux sons de
fréquences différentes et d'intensité notable en
produisent un troisième (et théoriquement encore
d'autres, mais très faibles) dont la fréquence est
égale à la différence des fréquences des
deux sons donnés. De là provient en partie que seuls
des accords justes sonnent harmonieusement.
"Ces mauvais sons résultants ont toujours été
pour moi, dit Helmholtz, le défaut le plus saillant de
l'harmonie des intervalles tempérés; si, notamment dans
les régions aiguës, on exécute des passages en
tierces pas trop rapides, ils forment une sorte de basse fondamentale
abominable, qui est d'autant plus désagréable qu'elle
est assez voisine de la véritable basse, et sonne comme si
elle était exécutée sur un instrument tout
à fait faux. " (Cf. Helmholtz, trad. fr. en
référence, p. 414).
On doit dire ici que les oeuvres aux modulations limitées,
antérieures à ou juste contemporaines de Bach (par ex.
Vivaldi, Teleman) mériteraient d'être
interprétées encore aujourd'hui dans le
tempérament mésotonique.
Exemple d'un tempérament irrégulier
célèbre: celui de Werkmeister (1691)
Un tempérament est irrégulier lorsque toutes les
quintes - mis à part celle " des loups "- n'y sont pas
égales. Werckmeister constitue l'exemple type du musicologue
ayant vécu à l'époque tournant de l'adoption du
tempérament égal. On en a fait à tort
l'inventeur de ce tempérament, alors qu'il n'a fait que s'y
rallier et qu'il était d'abord parti, comme tout le monde
alors, du tempérament mésotonique. Mais dans son oeuvre
de 1691 Musicalische Temperatur, il souligne le
manque
d'étendue en modulations du tempérament
mésotonique et propose de l'abandonner.
Son idée est simple. Douze quintes diffèrent de sept
octaves selon l'intervalle nommé comma ditonique
(cf.
ci-dessus). Le but que vise Werckmeister est la "cyclicité"des
modulations. Afin d'éviter la présence d'une quinte des
loups comme dans le tempérament mésotonique,
Werckmeister répartit ce comma sur quatre des douze quintes :
ut-sol, sol-ré, ré-la et si-fa#. Toutes les quintes
sont évidemment audibles. Pour les tierces majeures, il en
résulte que celles qui sont proches de la tonalité d'ut
majeur (ut-mi, fa-la, sol-si,...) sont acceptables, seulement un peu
trop grandes; mais les tierces éloignées
(réb-fa, fa#-la#,...) sont pythagoriciennes,
c'est-à-dire très mauvaises. Les tonalités les
plus fréquentes sont donc bonnes, les moins fréquentes
moins bonnes au dire de Werckmeister - en fait assez mauvaises. Par
rapport au tempérament mésotonique, l'avantage est
qu'il n'y a pas de "loup ". Cependant, comme le lui reprochera
Huygens, la démarche de Werckmeister est décevante
à cause de son empirisme. A part la satisfaction des exigences
de jouabilité et de possibilité (infinie) des
modulations, rien ne guide Werckmeister excepté le " flair ".
Pourquoi s'arrêter à quatre quintes
tempérées plutôt qu'à cinq ou six (de
fait, Werckmeister imagine d'autres tempéraments, mais
à nouveau sans " raison suffisante ")? Les déviations
des tierces majeures ne sont pas visées à l'avance
comme dans le tempérament mésotonique : elles sont
seulement constatées a posteriori. Le tempérament de
Werckmeister apparaît ainsi comme un compromis empirique,
historiquement bien précaire, entre les tempéraments
plus riches en valeur théorique, que constituent le
tempérament mésotonique et le tempérament
égal.
Tempéraments par division multiple
C'est tout tempérament dans lequel le nombre des notes
excède douze. L'exigence de jouabilité se trouve alors
mise en péril. Elle n'en est cependant pas
nécessairement détruite, car des mécanismes plus
ou moins astucieux peuvent la sauvegarder (claviers multiples,
pédales, claviers glissants comme celui de Huygens). Par
ailleurs, en elle-même, la division multiple présente un
intérêt théorique, car le chiffre douze n'a rien
de fatidique (il ne tient qu'à l'égalité
approximative des demi-tons diatonique et chromatique).
Le nombre de tempéraments par division multiple est
historiquement fort développé. L'un des premiers
tempéraments de ce genre, trouvé uniquement par la voie
de l'expérience et du reste jamais mis en pratique, est celui
de Salinas, avec 19 degrés par octaves (Voir ci-dessus la
référence à Salinas). Je n'en parlerai pas ici
et me limiterai à ceux de Huygens (à cause de son
ingéniosité), de Henfling (comme paradigme de
bêtise à éviter) et de Sauveur (de nouveau
à cause de l'ingéniosité qu'il présente -
mais moindre que chez Huygens, et en raison de son "bon-sens
").
Tempérament de Huygens en 31 éléments
(1691)
Huygens n'en est pas l'inventeur (mais Vicentino en 1555). Il cite
Salinas et Mersenne, qui décrivent ce tempérament pour
le critiquer :
"De prava constitutione cuiusdam instrumenti, quod in Italia citra
quadraginta annos fabricari coeptum est, in quo reperitur omnis tonus
in partes quinque divisus. "C. Huygens, Le cycle harmonique,
p. 133.
Mais il prétend l'avoir réinventé. En tout cas,
grâce aux logarithmes, Huygens est effectivement le premier
à percevoir tous les avantages de ce tempérament; son
ingénieux clavier glissant à douze touches ajoute
beaucoup en faveur de son système.
Plusieurs chemins peuvent conduire à la découverte de
ce tempérament, dont les intervalles sont très proches
de ceux du tempérament mésotonique. C'est le cas par
exemple si l'on compare le ton moyen du tempérament
mésotonique à son demi-ton diatonique : le premier fait
193 cents, le second 117 et leur rapport (~ 1,65) est proche de 5/3 =
1,66... . Dès lors, en divisant le ton moyen en cinq parties
et le demi-ton diatonique en trois, on obtient pour l'ensemble des
cinq tons et deux demi-tons contenus dans l'octave : 5x5 + 2x3 = 31
parties. (cf. tableau en fin d'article). On constate que les
intervalles d'Huygens diffèrent au maximum de 1,5 cent de ceux
du tempérament mésotonique. La quinte vaut 18/31
d'octave (c'est-à-dire qu'elle correspond au rapport
2exp(18/31) ). Calculons l'intervalle enharmonique sol#-lab
dans le tempérament de Huygens. On passe de sol# à
lab en descendant de 12 quintes et en remontant de 7
octaves
(avec des quintes justes cette procédure produit le comma
ditonique) :
Cet intervalle est exactement égal à
l'élément (31e partie de l'octave) du
tempérament de Huygens.
Ainsi, à supposer qu'on veuille dépasser
l'étendue des douze quintes, rien ne sera plus simple :
partant du sol# on passera au lab en réhaussant la
note
d'un élément. Toutes les modulations deviennent
possibles, à l'infini. Aux alentours du sol#, par exemple,
l'interprétation des degrés du tempérament est
la suivante :
Les 31 colonnes, dont seules 6 consécutives, allant de sol
à la, ont été écrites ici,
représentent les notes que chaque degré du
tempérament peut figurer. Ces colonnes sont extensibles
à l'infini vers le haut et vers le bas.
En 1669, huit ans après sa découverte du
31-tempérament, Huygens invente le clavier mobile, qu'il
prétend avoir fait construire à Paris et avoir
joué, et dont il dit même qu'il a été
imité. Un clavier de 31 touches lui paraissant impraticable,
il en prend un de 12, auquel il donne la possibilité de se
fixer dans diverses positions au dessus d'un sous-clavier de 31
barres. Un glissement de la largeur d'une barre réalise un
passage enharmonique du genre sol#-lab.
Des exigences propres à tout tempérament, presque
toutes sont remplies par celui de Huygens : justesse d'intonation
(comme dans le tempérament mésotonique, mais sans la
quinte des loups), facilité de jeu, transpositions libres (par
glissement du clavier). Toutefois, les modulations restent
limitées comme dans le tempérament mésotonique,
car il est hors de question de faire glisser le clavier au cours
même du jeu. Au reste, cette dernière restriction,
grâce aux progrès techniques d'aujourd'hui, pourrait
être contestée.
Tempérament de Henfling en 50 parties
Conrad Henfling (1648-1716) a été fonctionnaire
à la cours du Margrave de Ansbach, puis conseiller aulique
(Hofrat). Il a été mis en relation avec le grand
philosophe et mathématicien Leibniz par la princesse Caroline
de Ansbach, plus tard reine d'Angleterre. L'oeuvre musicologique de
Henfling était encore connue vers 1740, mais visiblement
personne ne l'avait réellement lue et elle finit par tomber
dans l'oubli.
L'oeuvre principale de Henfling en théorie de la musique est
une Lettre latine adressée à Leibniz en 1706,
d'une vingtaine de pages. Elle est accompagnée de toute une
correspondance où intervient un troisième personnage :
Alphonse des Vignoles, mathématicien expert en musicologie,
auquel Leibniz a passé la lettre de Henfling. Ce dernier
espérait publier cette lettre dans les Acta Eruditorum
: elle l'a finalement été dans le premier tome des
Miscellanea Berolinensia [Mélanges de Berlin],
publication éditée sous la direction de Leibniz
lui-même. La correspondance entre Leibniz et Henfling a
récemment (1982) été publiée, avec une
introduction en allemand, par Rudolf Haase. Cette correspondance
comprend une première version de la Lettre latine;
on
peut constater dans les Miscellanea que Henfling a
enrichi
cette première version en tenant compte des objections que lui
avaient opposées Leibniz et des Vignoles.
Assurément, comme le dit Haase, l'oeuvre de Henfling est
parfaitement "unpädagogisch " (p. 3); il faudrait ajouter :
passablement confuse et maladroite, riche d'une complexité
pléthorique. Elle contient des idées à la mode
pour l'époque, comme celle de la réforme de la notation
musicale (voir la table pp. 7-8, toujours dans l'édition de
Haase). Ses notations sont très lourdes. C'est ainsi que,
reprenant les anciens termes grecs, il pose :
diapason |
1/2 |
qu'il note n/m |
(= l'octave) |
hypate |
2n/(m+n) |
qu'il note d/b |
(= 2/3, i.e. la 5te) |
diton |
4n/(m+3n) |
soit 2d/(b+d) |
qu'il note q/p |
|
|
|
(= 4/5, i.e. la 3ce maj) |
(Par hypate, Henfling désigne la quinte, ce qui
n'est
pas exactement conforme à la terminologie grecque).
Les rapports sont ici ceux des longueurs d'une même corde
vibrante et non ceux des fréquences, ce qui représente
un trait supplémentaire du goût de Henfling pour les
anciennes notations.
Sa démarche est la suivante: il considère pour
commencer le ton mineur (qu'il appelle simplement le ton)
et
le demi-ton diatonique (le diaton). Alors, par une
succession
de différences (en fait des divisions, bien sûr), il
pose les définitions suivantes:
chrome |
= |
ton - diaton |
harmonie |
= |
diaton - chrome |
hyperoche |
= |
chrome - harmonie |
eschate |
= |
harmonie - hyperoche |
(hyperoche est un mot grec signifiant "différence "-
sous-entendu entre le chrome et l'harmonie
-, et
eschate, de même, veut dire "le dernier ").
Henfling obtient les valeurs suivantes pour ces intervalles:
Il se trouve que ces intervalles vont en
diminuant.
L'eschate est le dernier (d'où son nom), car une
différence supplémentaire introduirait un intervalle
plus grand (valant 18,1 cents).
Henfling définit alors quatre tempéraments par les
approximations dans lesquelles les intervalles ha , puis hy, puis e
et enfin hy - e sont identifiés à zéro. Ces
approximations sont toujours meilleures, puisque les intervalles pris
égaux à zéro sont dans la réalité
de plus en plus petits.
Ecrivons les relations posées par Henfling :
ha = S - s (2)
hy = s - ha (3)
e = ha - hy (4)
a) Dans le tempérament où ha = 0 , on a d'après
(2) s = S (= s', 1/2 ton moyen) et d'après (1) t = 2 s' .
Partant de l'hypothèse que l'octave contient 5 tons et 2
demi-tons S, et prenant chacun des cinq tons égal à
t, Henfling parvient à:
C'est le tempérament égal à douze degrés.
b) Dans le tempérament où hy = 0 , on a:
(2) S = s + ha = 2 s
(1) t = S + s = 3 s
d'où
C'est le tempérament de Zarlino et Salinas à 19 parties.
c) Dans le tempérament où e = 0 , de même:
(3) s = ha + hy = 2 a
(2) S = s + ha = 3 a
(1) t = S + s = 5 a
d'où
C'est le tempérament de Huygens à 31 éléments.
d) Enfin pour hy - e = 0 , c'est-à-dire e = hy:
(3) s = ha + hy = 3 e
(2) S = s + ha = 5 e
(1) t = S + s = 8 e
d'où
C'est le tempérament à 50 parties, que recommande
Henfling lui-même.
Notons que cette suite de tempéraments pourrait
mathématiquement être poursuivie. On est en
présence, en effet, de la série de
Fibonacci:
dans laquelle un terme est la somme des deux précédents (loi facile à prouver) [Leonardo Fibonacci, dit Léonard de Pise, est considéré comme le plus grand mathématicien du Moyen Age. Au début du XIIIe s. il compose le Liber abaci, dans lequel, notamment, pour calculer la progéniture d'un couple de lapins, il invente la série 0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13,... où un terme est la somme des deux précédents]. Henfling s'arrête toutefois au nombre 50, considérant 81 comme trop grand, c'est-à-dire comme impliquant une division de l'octave totalement impraticable et d'ailleurs pas meilleure que celle des intervalles eux-mêmes ($28). Cela ne veut cependant pas dire qu'il entende que les claviers doivent contenir 50 touches. Nullement. Mais il estime que la division théorique de l'octave est déjà bien assez précise avec 50 éléments, pour que n'importe quel degré soit correctement approché.
Pourtant, quelque séduisante que soit cette théorie
au premier abord, aussi sérieuse paraisse-t-elle,
elle
reste en réalité très médiocre. On peut
lui adresser plusieurs critiques, un certain nombre d'entre elles
ayant déjà été formulées par
Sauveur (1708).
(i) Le point de départ que constitue l'ensemble ton mineur -
demi-ton diatonique est purement arbitraire.
(ii) La procédure de construction du tempérament est
elle-même arbitraire. Les quatre différences (1), (2),
(3), (4) ne conduisent que par hasard à des intervalles
décroissants. Une cinquième soustraction produirait un
intervalle plus grand que l' "eschate ".
(iii) Le fait de prendre un ton unique pour
tempérer
les différents tons de l'octave entraîne
immédiatement que le tempérament de Henfling à
50 parties n'est pas meilleur que celui de Huygens à 31, ce
dernier approchant au mieux le tempérament mésotonique
(cf. la table des intervalles).
(iv) Henfling ne se préoccupe pas vraiment des exigences
propres à tout tempérament : justesse,
possibilité de modulation, jouabilité. Sur tous ces
points fondamentaux, le tempérament de Henfling reste
médiocre.
(v) En rapport avec le point (iii), on doit encore ajouter que
Henfling ne profite pas de la finesse de son découpage de
l'octave en 50 parties. Il aurait dû distinguer un ton majeur
et un ton mineur.
Tempérament de Sauveur (1701-1713) et critique de Henfling par
Sauveur
Bien que mathématicien et non musicien, Sauveur est un bon
analyste du son musical. C'est même historiquement le premier
des "acousticiens "(c'est lui qui crée l'emploi du mot
"acoustique "dans son sens actuel). Il étudia, après
Wallis, les noeuds et les ventres dans les vibrations des cordes, il
attribua la dissonance à la présence des battements, il
reconnut l'existence des harmoniques dans les sons
des cordes,
dans ceux des cloches, des tuyaux... Le tempérament de Sauveur
contient deux astuces : un usage ingénieux des logarithmes,
lié à une utilisation rationnelle du concept de ton
moyen.
La gamme juste comprend, on le sait, trois tons majeurs (9/8), deux
tons mineurs (10/9) et deux demi-tons diatoniques (16/15) (que
Sauveur appelle demi-tons majeurs) :
Sauveur définit le (vrai) ton moyen tel que 5 tons moyens
plus 2 demi-tons diatoniques donnent l'octave, donc t tel que :
(on a donc aussi t = (octave - 2 S)/5 )
Avec les logarithmes, le calcul de t ne présente pas de
difficulté. Sauveur calcule alors l'intervalle ss , qu'il
appelle demi-ton mineur (différent du demi-ton mineur de
Henfling = le chrome = 25/24), défini par :
ss = t - S
puis le comma cs (différent des commas syntonique et
ditonique) :
cs = S - ss
Les valeurs des intervalles sont les suivantes:
Sauveur cherche ensuite combien il y a de commas cs dans l'octave:
Prenant cs égal à 1/43 d'octave, des relations ci-dessus, il déduit aisément que :
S = 4 cs
tau = 7 cs
(T et t sont plus proches de 7 que de 6 ou 8).
Apparemment, tout cela ressemble beaucoup à ce que fait
Henfling; en réalité, bien peu, car Sauveur se
préoccupe de savoir exactement quel résultat il obtient
du point de vue de la justesse. Or le fait de partir du vrai
ton moyen (et non pas du ton mineur, comme Henfling) le conduit
à d'excellents intervalles (cf. tableau en fin d'article).
Dans le tempérament de Sauveur, comme dans le
tempérament mésotonique, les quintes sont
abaissées, mais elles le sont moins, de sorte qu'elles sont
meilleures; et les tierces majeures ne sont corrigées que
partiellement, ce qui constitue un avantage pour les quintes : le
tempérament de Sauveur représente en quelque sorte le
tempérament mésotonique rectifié de cette erreur
qui consistait à rechercher à tort la justesse absolue
des tierces majeures au détriment des quintes.
Mais ceci se conjugue chez Sauveur à une astuce calculatoire.
Il se trouve en effet que logarithme de 2 à base 10 = 0,30103
et que 301 est divisible par 43, le quotient étant 7. Il
devient alors très facile d'évaluer tous les
intervalles en heptamérides (= la 301e partie de
l'octave, le nombre décimal 0,30103 se trouvant
approché par 0,301; donc aussi = la 7e partie du comma de
Sauveur) et même pour plus de précision en
décamérides (= la 3010e partie de l'octave, le
10e d'une heptaméride).
Sauveur critique Henfling particulièrement sur les points (i)
et (iii) précédents. Il lui reproche de partir du ton
mineur t au lieu du ton moyen vrai tau . A tout prendre, dit-il, si
l'on n'avait pas voulu utiliser le ton moyen, il aurait mieux valu
partir du ton majeur, car le ton moyen est plus proche de ce dernier
que du ton mineur ( tau = (3T+2t)/5 ). La réponse de Henfling
est ici extrêmement faible :
"... Mr Sauveur divise par 5 la somme des cinque tons de l'Octave,
pour avoir le ton moyen. Ce qui serait bon, s'il y avoit autant de
tons mineurs que de majeurs dans l'Octave. Mais il s'y en trouve
trois majeurs et deux mineurs; D'où il est clair, que pour
trouver le ton véritablement moyen, il faille que la
diminution des trois tons majeurs, soit à l'augmentation des
deux tons mineurs, comme 3 est à 2. Or ces deux nombres
ensemble = 5, font justement le comma de la température
Logarithmique de 301 parties; Donc, si du ton majeur on ôte
trois (51-3) et qu'au ton mineur on ajoute deux (46 + 2), on trouve
de l'une et de l'autre manière le ton moyen = 48. "(Der
Briefwechsel..., pp. 142-143).
Pour comprendre ce passage, il faut savoir qu'avec l'octave
égale à 301 parties, le ton majeur en vaut environ 51
et le ton mineur 46. Ainsi, au lieu de tau = (3T+2t)/5 = 49 parties,
Henfling prétend qu'il faut prendre tau tel que :
ce qui conduit à x = (T - t)/5 = (51 - 46)/5 = 1.
[Ce calcul donnerait donc t = 48. L'erreur de Henfling vient de ce
qu'il répartit "à l'envers"les différences de T
et t avec t. Il faut en fait t = T - 2x = t + 3x, ce qui produit bien
t = 49 avec x = 1].
Sauveur montre même qu'en partant du ton majeur, par sa propre
méthode, Henfling serait parvenu à la série
finie des tempéraments 12, 19, 31, 43, 55, 67, comprenant
celui de 43 parties.
Pour être honnête avec Henfling , mais malheureusement
pour lui démontrer plus encore sa médiocrité, il
convient sans doute de rendre compte de sa réponse et critique
contre Sauveur. Elle consiste à examiner le tempérament
de Sauveur du propre point de vue de Henfling. Les intervalles
particuliers à sa théorie prennent en effet les valeurs
suivantes dans les différents tempéraments:
On constate, dit Henfling, que l'eschate est absurdement
négatif chez Sauveur. Mais nous pourrions tout aussi bien dire
qu'il l'est dans le tempérament égal, et d'ailleurs
cela n'a pas de sens et prouve seulement que Henfling n'est
guère capable d'approcher la question des tempéraments
autrement que de son point de vue (très arbitraire,
rappelons-le).
Quant à Leibniz, il ne semble pas connaître très
à fond ces questions. Mais il n'ignore pas les théories
de Sauveur, de Huygens et des autres. Sa lettre à Henfling, du
24 oct. 1706, en dit assez long. Il rend brièvement compte de
la théorie de Sauveur, avec exactitude, et prétend
même avoir eu la même idée que lui de partager les
logarithmes de l'octave. Leibniz perçoit plus ou moins ce
qu'il y a d'arbitraire dans les méthodes de Henfling :
"Et il semble qu'il importe plus de distinguer le Ton majeur du mineur, que de distinguer le Chrome de l'Harmoniers les deux premiers intervalles estant beaucoup plus simples quoyque leur différence est moindre. "(op.cit., p. 86).
La reconstitution par Henfling des intervalles fondamentaux, quinte,
quarte, etc., lui semble à juste titre dénuée de
raison :
"Je vois, Monsieur, qu'après avoir coupé la corde en deux pour avoir le diapason 1:2, exprimé par m:n vous trouvés ce me semble une moyenne harmonique entre 1:2 et 1, qui est 2n:,m+n, ou d:b c'est-à-dire 2:3 qui est la quinte; et vous cherchés encor une moyenne harmonique entre d:b et 1 qui vous donne comme auparavant 2d:,b+d, c'est-à-dire 4:5 qui est la Tierce majeure. Et ce sont en effect les intervalles fondamentaux, qui suffisent pour composer tous les autres par leur addition ou soustraction. Mais il ne paroist point pourquoy la moyenne harmonique (quoyque le nom d'harmonie y soit) doive avoir lieu icy." Henfling & Leibniz, op. cit., p. 86.
[Le "diapason"est le mot grec pour l'octave. La critique de Leibniz
est tout à fait pertinente, puisque Henfling écrit
(ibidem, p. 61-62):
"Ideoque chordam extensam (...), modo simplicissimo, nempe in duas partes aequales divido, unde oritur Dia-pason, sive 1/2, quod per n/m exhibeo. Deinde hoc intervallum iterum simplicissime didivisum proprie Hypaten sistit, nimirum, ex symptomate proportionis harmonicae, , quam d/b vocabo."]
Leibniz propose même un tempérament de son cru, un
partage de l'octave en 60 parties. Le chiffre de 60,
prétend-il, est le nombre de commas (sous-entendu syntoniques,
le reste du texte le confirme; cf. op. cit. p. 84)
compris
dans l'octave; mais le véritable rapport vaut 55,8. Leibniz
impressionne beaucoup son lecteur en parlant d'équations
harmoniques. En fait il s'agit simplement d'additions (entre
logarithmes de rapports de fréquences) du genre:
Elles sont toutes en quelque sorte triviales (au sens que les
mathématiciens donnent à ce mot), puisque même le
tempérament égal les vérifie.
En tout cas, Leibniz prend assez nettement la défense de
Sauveur en parlant à Henfling, sans toutefois ni bien
percevoir la médiocrité de celui-ci, ni se laisser
complètement persuader par la théorie de
celui-là:
"Monsieur Sauveur reconnaît sans doute lui-même l'imperfection de la division en 43, puisqu'il la rectifie par des sous-divisions. Mais l'importance est de choisir le plus commode point pour la practique. "(op. cit., p. 132)
Sur son opinion dernière, qui est que les théoriciens
doivent toujours avoir garde de ne pas négliger le
côté artistique et pratique de la musique, sa lettre
d'avril 1709 est révélatrice; elle mérite
d'être largement citée:
"Ayant considéré un jour et examiné par les Logarithmes l'ancienne division de l'octave en 12 parties égales qu'Aristoxène suivoit déjà; et ayant remarqué combien ces intervalles également pris approchent les plus utiles de ceux de l'échelle ordinaire; j'ay crû que pour l'ordinaire on pourrait s'y tenir dans la practique; et quoyque les Musiciens et les oreilles délicates y trouveront quelque défaut sensible, presque tous les auditeurs n'en trouveront point, et en seront charmés. Cependant cela n'empêche point que les Musiciens ne retiennent tousjours et conservent les vrais intervalles je souhaiterois qu'on pensât un peu plus qu'on ne fait ordinairement, aux raisons de la practique et de ce qui plaist le plus dans les compositions, il y a quelques phrases pour ainsi dire, qui nous enlèvent partout où elles se trouvent. Parmi 100 airs, à peine puis j'en rencontrer un ou deux, que je trouve forts et nobles; et j'ay remarqué souvent, que ce que les gens du métier estimoient le plus, n'avoit rien qui touchât. La simplicité y fait souvent plus d'effect, que les ornemens empruntés. Qu'y a-t-il de plus simple que le chant de ce Texte : Ecce quomodo moritur justus cependant toutes les fois que je l'entends (comme je l'ay souvent entendu chanter pendant ce carême par les enfans de choeur dans les rues) j'en suis enlevé; et j'ay remarqué qu'encor les autres le trouvent fort et beau. " (op. cit. p. 147)
Un tempérament à intervalles justes et par division
multiple : "l'harmonium juste "
de Helmholtz
Dès le début de cet article, on a pu constater que les
commas syntonique et ditonique sont assez voisins (respectivement
81/80 et environ 74/73). Leur différence est le schisma
(environ 886/885, soit à peu près 2 cents) pratiquement
imperceptible, puisque l'oreille n'est sensible qu'à des
rapports supérieurs à 2 cents. La petitesse de cet
intervalle suggère à Helmholtz la construction d'un
instrument "juste "à deux claviers, dans lequel une note comme
si[-1] sera indentifiée à utb , ou mi[-1]
à fab (la première est plus haute que la
seconde). Helmholtz parle même de diminuer très
légèrement les quintes qui mènent de fab
à mi[-1] de manière à faire coïncider ces
deux notes, mais d'ailleurs n'applique pas cette diminution,
irréalisable dans la pratique [Helmholtz, trad. fr., pp. 416
sq. Au demeurant, Helmholtz se trompe, car en réalité
il écrit qu'il faudrait augmenter les quintes. Il y
a
huit quintes ascendantes : de fab à ut, suivies
d'une
tierce majeure juste pour aboutir à mi[-1]. On pourrait aussi
- Helmholtz ne le mentionne pas - répartir la diminution sur
12 quintes successives. Ceci n'aurait comme avantage que de rendre
parfaitement juste les commas syntoniques d'intervalles comme
lab[-1] - lab. Mais les tierces
majeure ne seraient
plus alors parfaitement justes. De toute manière, ceci revient
à couper les cheveux en huit! Les différences entre une
méthode d'accord et une autre ne portent en effet que sur des
impondérables]. La présentation est un petit peu
confuse (Helmholtz fait figurer le la[-1] et le ut à la fois
dans les deux claviers. Il n'écrit pas explicitement les
identités mi[-1] = fab , si[-1] = utb
, etc.).
On peut en tirer que chacun des deux claviers doit comprendre les
notes suivantes (la diminution d'un comma syntonique est ici
représentée par le soulignement):
clavier inférieur
ut ut# ré mib mi fa fa# sol lab la sib si =réb etc.
clavier supérieur
ut ut# ré mib mi fa fa# sol lab la sib si
Helmholtz adopte cette disposition de manière à
pouvoir jouer commodément une suite d'accords parfaits majeurs
et mineurs justes. Mais à part cet avantage, cette disposition
masque le véritable contenu de l'instrument. En
réordonnant les notes (comme l'a fait Guéroult, le
traducteur français de Helmholtz), on s'aperçoit que
l'instrument contient deux séries de 12 notes à un
comma près de distance les unes des autres : les mêmes
notes que ci-dessus, les unes sans aucune altération (donc non
soulignées), les autres abaissées d'un comma (donc
toutes soulignées). A partir de là, il est possible de
déterminer clairement quelle est l'étendue en
modulations : pour les tonalités majeures on peut aller de
utb (= si (souligné)) jusqu'à
si (=
utb )) par quintes ascendantes, soit 13 tonalités.
L'étendue des tonalités mineures est un peu plus
faible.
Eu égard aux trois exigences des tempéraments, cette
invention de Helmholtz [Selon Barbour, op. cit. p.
111,
Helmholtz a suivi une suggestion d'Euler (Tentamen novae
theoriae
musicae, 1739) ] n'est parfaitement satisfaisante que pour la
justesse. Quant aux deux autres exigences, l'étendue des
modulations, bien que large, reste finie et surtout les claviers ne
sont guère jouables (encore que Helmholtz prétende
avoir connu quelqu'un suffisamment habitué à son
instrument juste pour en jouer "couramment "). Mais l'instrument a
été conçu surtout à titre
expérimental, afin de mesurer les effets produits sur
l'oreille par les intervalles justes.
Tout ce qui précède ne représente qu'une bien
mince partie d'un domaine de l'histoire de la théorie de la
musique au contentieux particulièrement lourd. Il faut avouer
d'ailleurs que le sujet, réduit strictement à
lui-même, n'est pas aussi enthousiasmant que l'histoire de la
musique proprement dite, ou simplement que l'histoire de l'harmonie.
Mais, qu'on le veuille ou non, c'est un sujet
nécessaire, inévitable, car les
instruments à sons fixes existent et il faut bien savoir
comment les accorder et savoir ce que l'on joue. Certes, un jugement
purement scientifique, absolu, sur la "valeur " des divers
tempéraments est tout à fait impossible. Les
règles en matière d'esthétique ne sont pas de la
même nature que celles des mathématiques ou des sciences
de la nature. Mais le naturel joue aussi son rôle
et il
n'est donc pas vain d'aller à sa recherche. Classer et
ordonner les tempéraments est une occupation qui
présente des difficultés analogues à celles sur
lesquelles on bute lorsqu'il s'agit d'établir des listes
d'avancement du personnel dans une entreprise : on prend en compte
une suite de critères, plus ou moins compatibles entre eux, en
leur attribuant assez arbitrairement des coefficients
(ancienneté, nombre d'enfants, titres, diplômes,
publications, réalisations, etc.). En matière de
tempéraments, il est indispensable de faire de même,
sans se limiter à un seul critère (comme par exemple la
suprématie du tempérament égal). Bien sûr,
la pondération entre ces critères reste soumise
à la subjectivité et n'est évidemment pas
quantifiable. Néanmoins, nous aurons atteint notre but si nous
avons pu amener le lecteur à croire, comme nous le pensons
nous-même, que l'esprit scientifique est très
bénéfique à ce genre d'étude.
J.M. BARBOUR, Tuning and Temperament. A Historical Survey, (East Lansing, Mich., 1951; reprint : New York, 1972)
H.F. COHEN, Quantifying Music. The Science of Music at the First Stage of the Scientific Revolution, 1580-1650, (D. Reidel Pub. Co., 1984)
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