Tempéraments musicaux et mathématiques*

Patrice BAILHACHE

Département de Philosophie, Rue de la Censive du Tertre
BP 81227, F-44312 Nantes Cedex 3, France

 

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Ecoutez
un court exemple musical joué entempéraments égal et en gamme juste de Zarlino.

Ecoutez
un second exemple, très bref, joué en tempérament égal et en tempérament mésotonique.



*Publié dans Sciences et techniques en perspective, no 16, Université de Nantes, 1989, p. 83-114.


SI LA LECTURE DE CE FICHIER, AVEC SES NOMBREUSES FIGURES, EST DEFECTUEUSE, ESSAYER D'EN CHARGER LA VERSION "ACROBAT" (fichier Temperaments.pdf)

Abstract

No melody, no harmony cannot be performed when one wants to keep just intervals. The notion of temperament, which specially concerns instruments with fixed tones (but extends even on every music of any kind), constitutes a compromise between three fundamental requirements : pure intervals, free modulation and transposition, handy keyboards. First I recall the features of the most usual temperaments : mean tone, equal, irregular temperaments. I carry on my analysis with studying some temperaments remarkable for their ingenuity or exemplary because of their mistakes (Huygens, Sauveur in the first case, Henfling in the second one). Finally, people nostalgic of perfect intervals will be possibly satisfied with Helmholtz's harmonium in just intonation, an instrument puting an artful idea of the physicist in a concrete form.





Sujet interdisciplinaire par excellence, celui des tempéraments musicaux s'adresse à la fois aux musiciens, aux musicologues, aux mathématiciens, acousticiens et physiciens en général. Par sa diversité, on pourrait croire qu'il soit d'approche difficile; en fait il ne requiert heureusement que des connaissances limitées à la fois en théorie de la musique et en mathématiques ou en acoustique. On pourrait presque dire, comme d'Alembert dans ses Eléments de musique suivant les principes de M. Rameau (1762) : "[...] aucune autre connaissance de Musique [n'est supposée] que celle des syllabes ut, ré, mi, fa, sol, la, si, que tout le monde sait. "Pour être le plus bref possible, toutefois, nous supposerons quant à nous également connus les notions les plus courantes de solfège, celles des intervalles fondamentaux (octave, quinte, etc.), ainsi que les rudiments d'arithmétique (nombres premiers, etc.). Bien sûr, l'approfondissement total du sujet exigerait encore plusieurs notions d'harmonie; nous essayerons seulement d'être le plus clair possible.
Commençant par rappeler la définition d'un tempérament, c'est-à-dire ses raisons d'être (tâche essentielle trop souvent négligée), nous décrirons brièvement les principaux types de tempéraments imaginés dans l'histoire musicologique. Nous pourrons alors concentrer notre attention sur quelques systèmes, qui à des titres divers nous semblent particulièrement intéressants et nous permettront de nous rendre compte que malgré sa vétusté, son caractère formel et théorique, son éloignement des préoccupations actuelles des musiciens, le sujet conserve toute son importance.


DEFINITION : LES TROIS EXIGENCES DE TOUT TEMPERAMENT

Nous distinguerons deux cas théoriques qui correspondent à peu près à l'évolution historique de la musique : celui d'une musique purement mélodique à une seule voix et celui de la polyphonie harmonique et tonale.
a) Dans l'hypothèse où la musique est faite d'une succession d'intervalles, des difficultés apparaissent dès qu'il y a plus qu'un seul type d'intervalle - ce qui est évidemment toujours le cas, puisqu'une mélodie fondée sur un unique intervalle serait la plus ennuyeuse du monde! On a coutume de remarquer par exemple qu'une suite de quintes ne peut jamais donner la même note qu'une suite d'octaves. 3/2 et 2 étant les rapports des fréquences de ces intervalles respectifs, cette non-concordance se trouve justifiée par le fait qu'aucune puissance de 3/2 ne peut égaler une puissance de 2 (c'est-à-dire (3/2)m = 2n est une égalité impossible pour tout couple d'entiers m et n), théorème d'arithmétique tenant lui-même à ce que 2 et 3 sont des nombres premiers entre eux. On voit souvent écrit, dans la littérature musicologique, que " le cycle des quintes ne se referme pas ", notant que douze quintes n'égalent pas sept octaves. En réalité, toutefois, comme on le voit, la non-fermeture est plus générale. En quelque sorte le cas des douze quintes est le plus simple où se manifeste la déception du musicologue. Nous retiendrons pour l'instant la valeur de la différence : les 12 quintes sont supérieures aux 7 octaves de :

un comma ditonique (ou pythagoricien) = (3/2)exp(12) /2exp7 ~ 74/73

Une situation semblable se rencontre avec le triplet d'intervalles octave, quinte et tierce majeure. Ici, le premier cas "décevant "est celui de quatre quintes qui n'égalent pas exactement deux octaves augmentées d'une tierce majeure. La différence est de :

un comma syntonique (ou ptolémaïque) = (3/2)exp4/2exp2/(5/4) = 81/80

Une illustration simple et parlante des difficultés rencontrées avec les intervalles habituels est celle de la succession des notes suivantes comprises dans une même octave :

ut - sol - ré - la - mi - ut
soit :
5te / 4te x 5te / 4te / 3ce maj

ce qui donne 81/80, le comma syntonique. L'ut final n'est donc pas le même que l'ut initial; il est plus haut et la différence est parfaitement audible. Ainsi, le chant des intervalles justes est une chose dangereuse et de toute manière impossible s'il est accompagné par un instrument à sons fixes comme l'orgue.
b) Dans l'hypothèse de la musique tonale harmonique, ce qui précède n'est plus vrai. Car alors toutes les notes prennent leur valeur et leur signification par rapport à une seule d'entre elles, précisément la tonique. En ut majeur, on sait que l'échelle des sons justes se présente ainsi :

où toutes les notes sont en relation directe simple avec ut, sauf ré et si, qui, elles, forment une quinte et une tierce majeure avec le sol (cependant, si joue un rôle direct comme sensible pour l' ut supérieur). On voit bien maintenant que la succession de tout à l'heure ut - sol - ré - la - mi - ut ne peut plus produire la "dérive "finale; les notes jouées, en effet, sont celles de la gamme juste, et le la ne doit pas être compris comme quinte du ré, mais comme sixte majeure du ut (il en résulte bien sûr que l'intervalle ré - la n'est plus une quinte juste).
Cependant, de nouvelles difficultés surgissent dès que l'on veut changer de tonalité, c'est-à-dire moduler. Cela se pratique ordinairement aux tonalités les plus proches, celles qui contiennent le moins de notes différentes de celles de la tonalité d'origine. Les deux plus voisines d'ut majeur sont ainsi sol majeur et fa majeur. Examinons par exemple la première :

ce qui donne comme rapports ramenés à ut = 1 (nombres ci-dessus, multipliés par 3/4):

et ramenés dans l'octave pour les trois notes sol, la, si:

Nous constatons que ut, ré, mi, sol et si sont conservés. En revanche, fa doit être changé en fa# = 45/32, note de hauteur à peu près intermédiaire entre fa et sol, donc totalement nouvelle; mais surtout, le la doit maintenant valoir 27/16 = 1,6875 au lieu de 5/3 = 1,666..., c'est-à-dire être réhaussé de (27/16)x(3/5) = 81/80, donc d'un comma syntonique.
Si l'on module plus loin, en ré majeur par exemple, c'est ut qui devra être remplacé par ut# et il faudra élever le mi d'un comma syntonique. Et ainsi de suite. La conclusion est donc que, même dans la musique tonale, une dérive des notes est inévitable.
Un tempérament tente précisément d'apporter une solution à ce genre de difficulté, sous la forme d'un compromis. L'oreille humaine supporte en effet, sans trop en être affectée, de légères déviations des consonances, ces déviations pouvant être d'autant plus grandes que les consonances sont moins bonnes. La justification théorique de cette remarque, souvent faite dans l'histoire (Huygens, Descartes, Helmholtz, etc.) peut du reste être donnée par la théorie physiologique; mais peu importe ici.
Les premières consonances - dans l'ordre de la perfection - sont trop "sensibles " pour pouvoir être touchées : ce sont l'unisson et l'octave (on considère d'ailleurs parfois que l'unisson n'est pas un vrai intervalle, puisqu'il s'agit de deux notes qui n'en font qu'une). Le fait est que si l'on varie un intervalle comme l'octave, toute la musique tonale perd son sens. Il est donc indispensable de connaître approximativement l'ordre de "bonté "des consonances:
octave, quinte, quarte, 6te maj, 3ce maj, 6te min, 3ce min
Cet ordre est établi à la fois empiriquement et par la théorie physiologique. Il peut présenter quelques variantes selon les instruments avec lesquels la musique est produite. Cependant, la quinte vient toujours juste après l'octave, la quarte juste après la quinte (nous laissons de côté ici la question proprement esthétique du statut harmonique de la quarte, souvent prétendu moins bon que celui des tierces). Dans les tierces et les sixtes, il faut savoir que l'on raisonne d'habitude sur les premières plutôt que sur les secondes, car les tierces jouent un rôle harmonique plus important que les sixtes. D'autre part, sauf instrument exceptionnel, la tierce majeure 5/4 est toujours très nettement meilleure que la tierce mineure 6/5. Enfin, l'octave étant préservée - ce qui est le cas de tous les tempéraments - les cas de la quarte et de la quinte sont très voisins, car la première est le renversement de la seconde (i.e. ut-fa = 4te fa-ut = 5te, le second ut étant l'octave supérieure du premier). De même pour les tierces et les sixtes (un intervalle maj. correspondant à un intervalle min.). Il en résulte que les déviations de la quarte sont les mêmes que celles de la quinte et semblablement pour les couples de tierces et sixtes : il suffit donc généralement d'étudier les propriétés d'un tempérament sur la quinte et sur les deux tierces (maj. et min.).
Cela dit, il existe une autre voie pour tenter de résoudre les difficultés mentionnées : c'est la multiplication des degrés dans l'octave. Ordinairement, en effet, les facteurs (occidentaux) d'instruments à sons fixes prévoient 12 notes dans une octave, à savoir les 7 de la gamme d' ut majeur plus les 5 notes altérées permettant les modulations les plus proches (soit, sans tenir compte des variations d'un comma syntonique, fa#, ut#, sol# [ou lab], sib, mib.
On a vu tout à l'heure que fa# (15/8) est la quinte de si (5/4) dans la gamme de sol majeur. A partir de lab, on aura 12 quintes ascendantes :

lab mib sib fa ut sol ré la mi si fa# ut# sol#
 

Comme déjà vu, ces 12 quintes ne donnent pas exactement 7 octaves, ce qui signifie ici que le lab doit être distingué du sol# (la différence est le comma ditonique ~ 74/73). Une des solutions qui fut historiquement envisagée a été, conséquemment, la division des touches, l'unique touche noire de la note entre sol et la, par exemple, étant remplacée par deux demi-touches, l'une pour le sol#, l'autre pour le lab. Au reste, cette solution est loin de convenir parfaitement, pour au moins trois raisons :
1) il n'y a pas que les altérations # et b à introduire lorsqu'on veut moduler; il faut aussi apporter des variations d'un comma syntonique à certaines notes (ou plus lorsque les modulations sont éloignées).
2) En toute rigueur, si l'on ne limite pas l'étendue des modulations, de nouvelles divisions des touches devront être envisagées, et cela indéfiniment, car jamais un nombre quelconque de quintes ne coïncidera avec un nombre donné d'octaves (cf. ci-dessus).
3) La division des touches rend le clavier peu maniable, voire parfaitement injouable.

Ainsi la nature de compromis inhérente à tout tempérament apparaît-elle nettement. Quelqu'un comme J.M. Barbour, dans son excellent et très complet travail sur le sujet (Tuning and Temperament, 1951) nous semble avoir faussé ses conclusions par le fait même qu'il entendait comparer et évaluer tous les systèmes par rapport au tempérament égal, considéré par lui comme le meilleur de tous. Comme le dit fort bien H.F. Cohen (Quantifying Music, 1984, p. 216), il n'y a pas de solution idéale possible, car trois buts différents sont visés, qui ne peuvent jamais être atteints simultanément: obtenir des intervalles justes, pouvoir moduler et transposer librement, disposer de claviers jouables. La démarche de Barbour privilégie indûment le second but par rapport aux deux autres.

 

LES PRINCIPAUX TEMPERAMENTS

Les solutions historiquement imaginées sont innombrables : cela s'explique par l'impossibilité d'une solution parfaite, par l'évolution du goût musical et des exigences esthétiques au cours du temps, et aussi - il faut l'avouer - par la fréquente médiocrité théorique des inventeurs. Il est cependant possible de classer les tempéraments. On distingue généralement:


Les deux premiers types de tempérament ont joué - et jouent encore actuellement pour le second - un rôle essentiel dans la pratique musicale. Il est indispensable de les décrire ici avec quelque détail.


Tempérament mésotonique

Gamme pythagoricienne
. On sait que les grecs anciens ne considéraient pas les tierces et les sixtes comme des intervalles consonants. Pour eux, les consonances se limitaient à l'octave, la quinte et la quarte. Ils ont ainsi été amenés à définir les degrés de la gamme par des intervalles successifs de quintes :

Ces quintes, ramenées dans la même octave, donnent les degrés :

Dès que la tierce majeure a été reconnue comme une consonance (on disait consonance "imparfaite "), la tierce pythagoricienne 81/64 = (9/8)exp2 est apparue comme mauvaise, impure à côté de la tierce juste 5/4 (cela signifiait que des battements désagréables s'entendaient dans la tierce pythagoricienne). L'écart entre les deux notes est précisément le comma syntonique défini plus haut :

la tierce pythagoricienne étant plus haute que la tierce juste.
Le tempérament mésotonique, imaginé pour la première fois semble-t-il par Pietro Aron (Venise, 1523), consiste précisément à diminuer les quintes et spécialement les quatre quintes ut-sol-ré-la-mi, chacune d'un quart de comma syntonique, de telle manière que les tierces majeures deviennent justes.
Faisons suivre le nom d'une note des symboles [ ] avec la fraction de comma syntonique dont elle est réhaussée (fraction positive si la nouvelle note est plus haute, négative dans le cas contraire); les degrés du tempérament mésotonique seront les suivants Ces valeurs sont à comparer avec les valeurs justes, qui sont les suivantes :

(avec lab au lieu de sol#, il faudrait lab[1] ). On calcule facilement les intervalles entre les différentes notes conjointes. Par exemple, ré est à deux quintes de distance de ut comme de mi (cf. la suite des quintes ut-sol-ré-la-mi) : l'intervalle ut-ré est donc le même que l'intervalle ré-mi, et comme ut-mi vaut exactement 5/4, les deux intervalles ut-ré et ré-mi valent racine(5)/2. Des considérations semblables conduisent à la conclusion que dans le tempérament mésotonique tous les tons ont la même valeur moyenne (d'où le nom de ce tempérament). Cependant, comme la gamme majeure juste contient trois tons majeurs 9/8 et deux tons mineurs 10/9, leur remplacement par cinq tons moyens ne produit pas l'équivalence. En conséquence, les deux demi-tons diatoniques 16/15 mi-fa, si-ut deviennent dans le tempérament mésotonique deux demi-tons légèrement plus grands (valeur 8/5exp(5/4) ).
Notons tout de suite que le tempérament mésotonique représente, d'après ce qui a été dit sur les possibilités phénoménologiques d'altération des diverses consonances, un remède trop efficace. Car il n'est pas bon de rendre les tierces majeures parfaitement justes au détriment des quintes. Un partage équilibré des altérations entre les tierces et les quintes serait certainement préférable (d'où l'existence de tempéraments où les quintes sont effectivement altérées de moins d'un quart de comma. Malheureusement, on trouve aussi des tempéraments où l'altération est plus grande que le quart de comma!). Mais il y a un autre défaut de ce tempérament, beaucoup plus important. Descendant de quintes en quintes (tempérées) à partir de sol#, on parvient après 11 quintes à mib. Si l'on pousse encore d'une quinte, la note théoriquement obtenue est lab. Sur le clavier elle se confond avec le sol#. Que vaut donc, dans le tempérament mésotonique, l'intervalle sol#[-2] - mib[3/4] ? (dans la même octave). On le calcule facilement en déterminant au préalable la valeur de la quinte tempérée :

D'où les 11 quintes descendantes composées avec 7 octaves montantes de l'intervalle cherché:

Cette très mauvaise quinte diffère d'environ 1,5 comma syntonique de la quinte juste (de 36 cents, alors que le comma syntonique vaut 21,5 cents [le seuil de distinction de l'oreille humaine se situe environ à 2 ou 3 cents]).
[[ Le cent est l'unité logarithmique, telle que 1200 cents = une octave. En termes mathématiques, r étant le rapport des fréquences des sons de l'intervalle, celui-ci s'exprime par :
1200 x log r / log 2 ]]
Son bruit horrible l'a fait surnommer quinte des loups, intervalle à éviter absolument comme on doit éviter ces bêtes sauvages dans la nature. Ainsi, les 11 quintes ordinaires du tempérament mésotonique sont supportables (5 cents de différence avec la quinte juste), les tierces majeures sont justes et les sixtes majeures sont bonnes (on calcule 5 cents de différence avec les sixtes justes). Parmi les trois exigences fondamentales de tout tempérament deux sont atteintes : intervalles à peu près justes, clavier jouable. La troisième ne l'est pas : la possibilité de modulation se limite aux gammes où n'intervient pas la quinte des loups. Historiquement, cela a bien convenu à la musique jusqu'à l'époque de J.S. Bach, particulièrement pour le clavecin - instrument rapidement réaccordable, donc présentant la possibilité de modifier la position de la quinte des loups entre deux morceaux d'un concert -, moins pour l'orgue et pas du tout pour le luth, qui, quant à lui, réclamait le tempérament égal à cause de ses barres sur la touche - les frettes - (comme sur l'actuelle guitare).


Tempérament égal
Ce tempérament, celui en vigueur aujourd'hui sur tous les instruments à clavier, et même en principe dans toute la musique, sacrifie volontairement la première exigence, celle de la justesse, de manière à satisfaire pleinement les deux autres : modulations et transpositions infiniment possibles, clavier de douze touches par octave parfaitement jouable.
Il apparaît historiquement, sous forme imprécise, vers 1530, mais n'est alors réellement usité que pour les instruments à touche munie de frettes (luth, viole). Comme déjà dit, il ne s'impose pour le clavier qu'à l'époque de Bach.
La réalisation effective du tempérament égal présente des difficultés. Les auteurs du XVIe et du XVIIe siècle proposent des méthodes géométriques de partition du monocorde. Il s'agit de diviser une longueur en douze parties géométriquement proportionnelles les unes aux autres. La simple construction géométrique de la moyenne proportionnelle, due à Euclide, échoue en effet. Il faut une méthode mécanique : c'est par exemple celle du mesolabium, mentionnée par Salinas (1577). Vincenzo Galilei, le père du grand Galilée, est connu pour avoir trouvé empiriquement l'approximation par le rapport 18/17. En effet, (18/17)exp(12) = 1,9856 s'approche bien de la valeur 2. Ce rapport est pris comme référence par les luthiers pendant deux siècles et demi. Mais en fait, pour les instruments à claviers, la vraie méthode d'accord n'est pas le monocorde, mais celle des battements (méthode préconisée par Alexander Ellis, le traducteur anglais de Helmholtz, et antérieurement par la quasi-totalité des musiciens - dont Bach lui-même).
Dans ces conditions, la contribution d'un Simon Stevin ("Vande siegeling der singconst ", 1605 et 1608) perd beaucoup de valeur, quoiqu'en aient certains historiens modernes (par ex. H.F. Cohen, op. cit., p. 45 et suiv.). Stevin n'a pas compris la raison d'être d'un tempérament. Il prétend purement et simplement que l'égalité des douze demi-tons tempérés soit la seule naturelle et se contente de constater dans le cas unique de la quinte que le tempérament égal approche très bien l'intonation juste. Pour lui, la rationalité des rapports musicaux (1/2, 2/3, 3/4, etc. - exprimés en rapports de longueurs de cordes) n'est pas un argument contre le tempérament égal. Les intervalles tempérés contiennent certes des nombres tels que racine douzième(1/2), mais pour lui "il n'y a aucuns nombres absurdes, irrationnels, irréguliers, inexplicables, ou sourds "(cité par Cohen, op. cit., p. 267 n. 61). Dans son approche purement mathématique, Stevin néglige tout simplement l'essentiel : la musique.
Cela dit, l'examen des valeurs des intervalles tempérés - en cents - révèle que :
* la 5te tempérée est excellente (700 au lieu de 702);
* la 3ce maj. tempérée est mauvaise (400), plus proche de l'exécrable 3ce pythagoricienne (408) que de la 3ce juste (386);
* la 3ce min. tempérée, et donc la 6te maj. tempérée, sont également assez mauvaises (15,6 cents d'écart).
Le manque de justesse des tierces et des sixtes majeures est le plus gros défaut du tempérament égal. Sans entrer ici dans le détail de la théorie des sons résultants, expliquons seulement que deux sons de fréquences différentes et d'intensité notable en produisent un troisième (et théoriquement encore d'autres, mais très faibles) dont la fréquence est égale à la différence des fréquences des deux sons donnés. De là provient en partie que seuls des accords justes sonnent harmonieusement.
"Ces mauvais sons résultants ont toujours été pour moi, dit Helmholtz, le défaut le plus saillant de l'harmonie des intervalles tempérés; si, notamment dans les régions aiguës, on exécute des passages en tierces pas trop rapides, ils forment une sorte de basse fondamentale abominable, qui est d'autant plus désagréable qu'elle est assez voisine de la véritable basse, et sonne comme si elle était exécutée sur un instrument tout à fait faux. " (Cf. Helmholtz, trad. fr. en référence, p. 414).
On doit dire ici que les oeuvres aux modulations limitées, antérieures à ou juste contemporaines de Bach (par ex. Vivaldi, Teleman) mériteraient d'être interprétées encore aujourd'hui dans le tempérament mésotonique.

Exemple d'un tempérament irrégulier célèbre: celui de Werkmeister (1691)

Un tempérament est irrégulier lorsque toutes les quintes - mis à part celle " des loups "- n'y sont pas égales. Werckmeister constitue l'exemple type du musicologue ayant vécu à l'époque tournant de l'adoption du tempérament égal. On en a fait à tort l'inventeur de ce tempérament, alors qu'il n'a fait que s'y rallier et qu'il était d'abord parti, comme tout le monde alors, du tempérament mésotonique. Mais dans son oeuvre de 1691 Musicalische Temperatur, il souligne le manque d'étendue en modulations du tempérament mésotonique et propose de l'abandonner.
Son idée est simple. Douze quintes diffèrent de sept octaves selon l'intervalle nommé comma ditonique (cf. ci-dessus). Le but que vise Werckmeister est la "cyclicité"des modulations. Afin d'éviter la présence d'une quinte des loups comme dans le tempérament mésotonique, Werckmeister répartit ce comma sur quatre des douze quintes : ut-sol, sol-ré, ré-la et si-fa#. Toutes les quintes sont évidemment audibles. Pour les tierces majeures, il en résulte que celles qui sont proches de la tonalité d'ut majeur (ut-mi, fa-la, sol-si,...) sont acceptables, seulement un peu trop grandes; mais les tierces éloignées (réb-fa, fa#-la#,...) sont pythagoriciennes, c'est-à-dire très mauvaises. Les tonalités les plus fréquentes sont donc bonnes, les moins fréquentes moins bonnes au dire de Werckmeister - en fait assez mauvaises. Par rapport au tempérament mésotonique, l'avantage est qu'il n'y a pas de "loup ". Cependant, comme le lui reprochera Huygens, la démarche de Werckmeister est décevante à cause de son empirisme. A part la satisfaction des exigences de jouabilité et de possibilité (infinie) des modulations, rien ne guide Werckmeister excepté le " flair ". Pourquoi s'arrêter à quatre quintes tempérées plutôt qu'à cinq ou six (de fait, Werckmeister imagine d'autres tempéraments, mais à nouveau sans " raison suffisante ")? Les déviations des tierces majeures ne sont pas visées à l'avance comme dans le tempérament mésotonique : elles sont seulement constatées a posteriori. Le tempérament de Werckmeister apparaît ainsi comme un compromis empirique, historiquement bien précaire, entre les tempéraments plus riches en valeur théorique, que constituent le tempérament mésotonique et le tempérament égal.

Tempéraments par division multiple

C'est tout tempérament dans lequel le nombre des notes excède douze. L'exigence de jouabilité se trouve alors mise en péril. Elle n'en est cependant pas nécessairement détruite, car des mécanismes plus ou moins astucieux peuvent la sauvegarder (claviers multiples, pédales, claviers glissants comme celui de Huygens). Par ailleurs, en elle-même, la division multiple présente un intérêt théorique, car le chiffre douze n'a rien de fatidique (il ne tient qu'à l'égalité approximative des demi-tons diatonique et chromatique).
Le nombre de tempéraments par division multiple est historiquement fort développé. L'un des premiers tempéraments de ce genre, trouvé uniquement par la voie de l'expérience et du reste jamais mis en pratique, est celui de Salinas, avec 19 degrés par octaves (Voir ci-dessus la référence à Salinas). Je n'en parlerai pas ici et me limiterai à ceux de Huygens (à cause de son ingéniosité), de Henfling (comme paradigme de bêtise à éviter) et de Sauveur (de nouveau à cause de l'ingéniosité qu'il présente - mais moindre que chez Huygens, et en raison de son "bon-sens ").

Tempérament de Huygens en 31 éléments (1691)

Huygens n'en est pas l'inventeur (mais Vicentino en 1555). Il cite Salinas et Mersenne, qui décrivent ce tempérament pour le critiquer :
"De prava constitutione cuiusdam instrumenti, quod in Italia citra quadraginta annos fabricari coeptum est, in quo reperitur omnis tonus in partes quinque divisus. "C. Huygens, Le cycle harmonique, p. 133.
Mais il prétend l'avoir réinventé. En tout cas, grâce aux logarithmes, Huygens est effectivement le premier à percevoir tous les avantages de ce tempérament; son ingénieux clavier glissant à douze touches ajoute beaucoup en faveur de son système.
Plusieurs chemins peuvent conduire à la découverte de ce tempérament, dont les intervalles sont très proches de ceux du tempérament mésotonique. C'est le cas par exemple si l'on compare le ton moyen du tempérament mésotonique à son demi-ton diatonique : le premier fait 193 cents, le second 117 et leur rapport (~ 1,65) est proche de 5/3 = 1,66... . Dès lors, en divisant le ton moyen en cinq parties et le demi-ton diatonique en trois, on obtient pour l'ensemble des cinq tons et deux demi-tons contenus dans l'octave : 5x5 + 2x3 = 31 parties. (cf. tableau en fin d'article). On constate que les intervalles d'Huygens diffèrent au maximum de 1,5 cent de ceux du tempérament mésotonique. La quinte vaut 18/31 d'octave (c'est-à-dire qu'elle correspond au rapport 2exp(18/31) ). Calculons l'intervalle enharmonique sol#-lab dans le tempérament de Huygens. On passe de sol# à lab en descendant de 12 quintes et en remontant de 7 octaves (avec des quintes justes cette procédure produit le comma ditonique) :

Cet intervalle est exactement égal à l'élément (31e partie de l'octave) du tempérament de Huygens.
Ainsi, à supposer qu'on veuille dépasser l'étendue des douze quintes, rien ne sera plus simple : partant du sol# on passera au lab en réhaussant la note d'un élément. Toutes les modulations deviennent possibles, à l'infini. Aux alentours du sol#, par exemple, l'interprétation des degrés du tempérament est la suivante :

Les 31 colonnes, dont seules 6 consécutives, allant de sol à la, ont été écrites ici, représentent les notes que chaque degré du tempérament peut figurer. Ces colonnes sont extensibles à l'infini vers le haut et vers le bas.
En 1669, huit ans après sa découverte du 31-tempérament, Huygens invente le clavier mobile, qu'il prétend avoir fait construire à Paris et avoir joué, et dont il dit même qu'il a été imité. Un clavier de 31 touches lui paraissant impraticable, il en prend un de 12, auquel il donne la possibilité de se fixer dans diverses positions au dessus d'un sous-clavier de 31 barres. Un glissement de la largeur d'une barre réalise un passage enharmonique du genre sol#-lab.
Des exigences propres à tout tempérament, presque toutes sont remplies par celui de Huygens : justesse d'intonation (comme dans le tempérament mésotonique, mais sans la quinte des loups), facilité de jeu, transpositions libres (par glissement du clavier). Toutefois, les modulations restent limitées comme dans le tempérament mésotonique, car il est hors de question de faire glisser le clavier au cours même du jeu. Au reste, cette dernière restriction, grâce aux progrès techniques d'aujourd'hui, pourrait être contestée.

Tempérament de Henfling en 50 parties

Conrad Henfling (1648-1716) a été fonctionnaire à la cours du Margrave de Ansbach, puis conseiller aulique (Hofrat). Il a été mis en relation avec le grand philosophe et mathématicien Leibniz par la princesse Caroline de Ansbach, plus tard reine d'Angleterre. L'oeuvre musicologique de Henfling était encore connue vers 1740, mais visiblement personne ne l'avait réellement lue et elle finit par tomber dans l'oubli.
L'oeuvre principale de Henfling en théorie de la musique est une Lettre latine adressée à Leibniz en 1706, d'une vingtaine de pages. Elle est accompagnée de toute une correspondance où intervient un troisième personnage : Alphonse des Vignoles, mathématicien expert en musicologie, auquel Leibniz a passé la lettre de Henfling. Ce dernier espérait publier cette lettre dans les Acta Eruditorum : elle l'a finalement été dans le premier tome des Miscellanea Berolinensia [Mélanges de Berlin], publication éditée sous la direction de Leibniz lui-même. La correspondance entre Leibniz et Henfling a récemment (1982) été publiée, avec une introduction en allemand, par Rudolf Haase. Cette correspondance comprend une première version de la Lettre latine; on peut constater dans les Miscellanea que Henfling a enrichi cette première version en tenant compte des objections que lui avaient opposées Leibniz et des Vignoles.
Assurément, comme le dit Haase, l'oeuvre de Henfling est parfaitement "unpädagogisch " (p. 3); il faudrait ajouter : passablement confuse et maladroite, riche d'une complexité pléthorique. Elle contient des idées à la mode pour l'époque, comme celle de la réforme de la notation musicale (voir la table pp. 7-8, toujours dans l'édition de Haase). Ses notations sont très lourdes. C'est ainsi que, reprenant les anciens termes grecs, il pose :


(Par hypate, Henfling désigne la quinte, ce qui n'est pas exactement conforme à la terminologie grecque).

Les rapports sont ici ceux des longueurs d'une même corde vibrante et non ceux des fréquences, ce qui représente un trait supplémentaire du goût de Henfling pour les anciennes notations.
Sa démarche est la suivante: il considère pour commencer le ton mineur (qu'il appelle simplement le ton) et le demi-ton diatonique (le diaton). Alors, par une succession de différences (en fait des divisions, bien sûr), il pose les définitions suivantes:

 
 


(hyperoche est un mot grec signifiant "différence "- sous-entendu entre le chrome et l'harmonie -, et eschate, de même, veut dire "le dernier ").
Henfling obtient les valeurs suivantes pour ces intervalles:

Il se trouve que ces intervalles vont en diminuant. L'eschate est le dernier (d'où son nom), car une différence supplémentaire introduirait un intervalle plus grand (valant 18,1 cents).
Henfling définit alors quatre tempéraments par les approximations dans lesquelles les intervalles ha , puis hy, puis e et enfin hy - e sont identifiés à zéro. Ces approximations sont toujours meilleures, puisque les intervalles pris égaux à zéro sont dans la réalité de plus en plus petits.
Ecrivons les relations posées par Henfling :


a) Dans le tempérament où ha = 0 , on a d'après (2) s = S (= s', 1/2 ton moyen) et d'après (1) t = 2 s' . Partant de l'hypothèse que l'octave contient 5 tons et 2 demi-tons S, et prenant chacun des cinq tons égal à t, Henfling parvient à:

C'est le tempérament égal à douze degrés.

b) Dans le tempérament où hy = 0 , on a:

d'où

C'est le tempérament de Zarlino et Salinas à 19 parties.

c) Dans le tempérament où e = 0 , de même:

d'où

C'est le tempérament de Huygens à 31 éléments.

d) Enfin pour hy - e = 0 , c'est-à-dire e = hy:

d'où

C'est le tempérament à 50 parties, que recommande Henfling lui-même.
Notons que cette suite de tempéraments pourrait mathématiquement être poursuivie. On est en présence, en effet, de la série de Fibonacci:

dans laquelle un terme est la somme des deux précédents (loi facile à prouver) [Leonardo Fibonacci, dit Léonard de Pise, est considéré comme le plus grand mathématicien du Moyen Age. Au début du XIIIe s. il compose le Liber abaci, dans lequel, notamment, pour calculer la progéniture d'un couple de lapins, il invente la série 0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13,... où un terme est la somme des deux précédents]. Henfling s'arrête toutefois au nombre 50, considérant 81 comme trop grand, c'est-à-dire comme impliquant une division de l'octave totalement impraticable et d'ailleurs pas meilleure que celle des intervalles eux-mêmes ($28). Cela ne veut cependant pas dire qu'il entende que les claviers doivent contenir 50 touches. Nullement. Mais il estime que la division théorique de l'octave est déjà bien assez précise avec 50 éléments, pour que n'importe quel degré soit correctement approché.

Pourtant, quelque séduisante que soit cette théorie au premier abord, aussi sérieuse paraisse-t-elle, elle reste en réalité très médiocre. On peut lui adresser plusieurs critiques, un certain nombre d'entre elles ayant déjà été formulées par Sauveur (1708).
(i) Le point de départ que constitue l'ensemble ton mineur - demi-ton diatonique est purement arbitraire.
(ii) La procédure de construction du tempérament est elle-même arbitraire. Les quatre différences (1), (2), (3), (4) ne conduisent que par hasard à des intervalles décroissants. Une cinquième soustraction produirait un intervalle plus grand que l' "eschate ".
(iii) Le fait de prendre un ton unique pour tempérer les différents tons de l'octave entraîne immédiatement que le tempérament de Henfling à 50 parties n'est pas meilleur que celui de Huygens à 31, ce dernier approchant au mieux le tempérament mésotonique (cf. la table des intervalles).
(iv) Henfling ne se préoccupe pas vraiment des exigences propres à tout tempérament : justesse, possibilité de modulation, jouabilité. Sur tous ces points fondamentaux, le tempérament de Henfling reste médiocre.
(v) En rapport avec le point (iii), on doit encore ajouter que Henfling ne profite pas de la finesse de son découpage de l'octave en 50 parties. Il aurait dû distinguer un ton majeur et un ton mineur.


Tempérament de Sauveur (1701-1713) et critique de Henfling par Sauveur

Bien que mathématicien et non musicien, Sauveur est un bon analyste du son musical. C'est même historiquement le premier des "acousticiens "(c'est lui qui crée l'emploi du mot "acoustique "dans son sens actuel). Il étudia, après Wallis, les noeuds et les ventres dans les vibrations des cordes, il attribua la dissonance à la présence des battements, il reconnut l'existence des harmoniques dans les sons des cordes, dans ceux des cloches, des tuyaux... Le tempérament de Sauveur contient deux astuces : un usage ingénieux des logarithmes, lié à une utilisation rationnelle du concept de ton moyen.
La gamme juste comprend, on le sait, trois tons majeurs (9/8), deux tons mineurs (10/9) et deux demi-tons diatoniques (16/15) (que Sauveur appelle demi-tons majeurs) :

Sauveur définit le (vrai) ton moyen tel que 5 tons moyens plus 2 demi-tons diatoniques donnent l'octave, donc t tel que :

(on a donc aussi t = (octave - 2 S)/5 )
Avec les logarithmes, le calcul de t ne présente pas de difficulté. Sauveur calcule alors l'intervalle ss , qu'il appelle demi-ton mineur (différent du demi-ton mineur de Henfling = le chrome = 25/24), défini par :
ss = t - S
puis le comma cs (différent des commas syntonique et ditonique) :
cs = S - ss
Les valeurs des intervalles sont les suivantes:

Sauveur cherche ensuite combien il y a de commas cs dans l'octave:

Prenant cs égal à 1/43 d'octave, des relations ci-dessus, il déduit aisément que :

(T et t sont plus proches de 7 que de 6 ou 8).

Apparemment, tout cela ressemble beaucoup à ce que fait Henfling; en réalité, bien peu, car Sauveur se préoccupe de savoir exactement quel résultat il obtient du point de vue de la justesse. Or le fait de partir du vrai ton moyen (et non pas du ton mineur, comme Henfling) le conduit à d'excellents intervalles (cf. tableau en fin d'article). Dans le tempérament de Sauveur, comme dans le tempérament mésotonique, les quintes sont abaissées, mais elles le sont moins, de sorte qu'elles sont meilleures; et les tierces majeures ne sont corrigées que partiellement, ce qui constitue un avantage pour les quintes : le tempérament de Sauveur représente en quelque sorte le tempérament mésotonique rectifié de cette erreur qui consistait à rechercher à tort la justesse absolue des tierces majeures au détriment des quintes.
Mais ceci se conjugue chez Sauveur à une astuce calculatoire. Il se trouve en effet que logarithme de 2 à base 10 = 0,30103 et que 301 est divisible par 43, le quotient étant 7. Il devient alors très facile d'évaluer tous les intervalles en heptamérides (= la 301e partie de l'octave, le nombre décimal 0,30103 se trouvant approché par 0,301; donc aussi = la 7e partie du comma de Sauveur) et même pour plus de précision en décamérides (= la 3010e partie de l'octave, le 10e d'une heptaméride).
Sauveur critique Henfling particulièrement sur les points (i) et (iii) précédents. Il lui reproche de partir du ton mineur t au lieu du ton moyen vrai tau . A tout prendre, dit-il, si l'on n'avait pas voulu utiliser le ton moyen, il aurait mieux valu partir du ton majeur, car le ton moyen est plus proche de ce dernier que du ton mineur ( tau = (3T+2t)/5 ). La réponse de Henfling est ici extrêmement faible :
"... Mr Sauveur divise par 5 la somme des cinque tons de l'Octave, pour avoir le ton moyen. Ce qui serait bon, s'il y avoit autant de tons mineurs que de majeurs dans l'Octave. Mais il s'y en trouve trois majeurs et deux mineurs; D'où il est clair, que pour trouver le ton véritablement moyen, il faille que la diminution des trois tons majeurs, soit à l'augmentation des deux tons mineurs, comme 3 est à 2. Or ces deux nombres ensemble = 5, font justement le comma de la température Logarithmique de 301 parties; Donc, si du ton majeur on ôte trois (51-3) et qu'au ton mineur on ajoute deux (46 + 2), on trouve de l'une et de l'autre manière le ton moyen = 48. "(Der Briefwechsel..., pp. 142-143).
Pour comprendre ce passage, il faut savoir qu'avec l'octave égale à 301 parties, le ton majeur en vaut environ 51 et le ton mineur 46. Ainsi, au lieu de tau = (3T+2t)/5 = 49 parties, Henfling prétend qu'il faut prendre tau tel que :

ce qui conduit à x = (T - t)/5 = (51 - 46)/5 = 1.
[Ce calcul donnerait donc t = 48. L'erreur de Henfling vient de ce qu'il répartit "à l'envers"les différences de T et t avec t. Il faut en fait t = T - 2x = t + 3x, ce qui produit bien t = 49 avec x = 1].
Sauveur montre même qu'en partant du ton majeur, par sa propre méthode, Henfling serait parvenu à la série finie des tempéraments 12, 19, 31, 43, 55, 67, comprenant celui de 43 parties.
Pour être honnête avec Henfling , mais malheureusement pour lui démontrer plus encore sa médiocrité, il convient sans doute de rendre compte de sa réponse et critique contre Sauveur. Elle consiste à examiner le tempérament de Sauveur du propre point de vue de Henfling. Les intervalles particuliers à sa théorie prennent en effet les valeurs suivantes dans les différents tempéraments:

On constate, dit Henfling, que l'eschate est absurdement négatif chez Sauveur. Mais nous pourrions tout aussi bien dire qu'il l'est dans le tempérament égal, et d'ailleurs cela n'a pas de sens et prouve seulement que Henfling n'est guère capable d'approcher la question des tempéraments autrement que de son point de vue (très arbitraire, rappelons-le).
Quant à Leibniz, il ne semble pas connaître très à fond ces questions. Mais il n'ignore pas les théories de Sauveur, de Huygens et des autres. Sa lettre à Henfling, du 24 oct. 1706, en dit assez long. Il rend brièvement compte de la théorie de Sauveur, avec exactitude, et prétend même avoir eu la même idée que lui de partager les logarithmes de l'octave. Leibniz perçoit plus ou moins ce qu'il y a d'arbitraire dans les méthodes de Henfling :

"Et il semble qu'il importe plus de distinguer le Ton majeur du mineur, que de distinguer le Chrome de l'Harmoniers les deux premiers intervalles estant beaucoup plus simples quoyque leur différence est moindre. "(op.cit., p. 86).


La reconstitution par Henfling des intervalles fondamentaux, quinte, quarte, etc., lui semble à juste titre dénuée de raison :

"Je vois, Monsieur, qu'après avoir coupé la corde en deux pour avoir le diapason 1:2, exprimé par m:n vous trouvés ce me semble une moyenne harmonique entre 1:2 et 1, qui est 2n:,m+n, ou d:b c'est-à-dire 2:3 qui est la quinte; et vous cherchés encor une moyenne harmonique entre d:b et 1 qui vous donne comme auparavant 2d:,b+d, c'est-à-dire 4:5 qui est la Tierce majeure. Et ce sont en effect les intervalles fondamentaux, qui suffisent pour composer tous les autres par leur addition ou soustraction. Mais il ne paroist point pourquoy la moyenne harmonique (quoyque le nom d'harmonie y soit) doive avoir lieu icy." Henfling & Leibniz, op. cit., p. 86.


[Le "diapason"est le mot grec pour l'octave. La critique de Leibniz est tout à fait pertinente, puisque Henfling écrit (ibidem, p. 61-62):

"Ideoque chordam extensam (...), modo simplicissimo, nempe in duas partes aequales divido, unde oritur Dia-pason, sive 1/2, quod per n/m exhibeo. Deinde hoc intervallum iterum simplicissime didivisum proprie Hypaten sistit, nimirum, ex symptomate proportionis harmonicae, , quam d/b vocabo."]



Leibniz propose même un tempérament de son cru, un partage de l'octave en 60 parties. Le chiffre de 60, prétend-il, est le nombre de commas (sous-entendu syntoniques, le reste du texte le confirme; cf. op. cit. p. 84) compris dans l'octave; mais le véritable rapport vaut 55,8. Leibniz impressionne beaucoup son lecteur en parlant d'équations harmoniques. En fait il s'agit simplement d'additions (entre logarithmes de rapports de fréquences) du genre:

Elles sont toutes en quelque sorte triviales (au sens que les mathématiciens donnent à ce mot), puisque même le tempérament égal les vérifie.
En tout cas, Leibniz prend assez nettement la défense de Sauveur en parlant à Henfling, sans toutefois ni bien percevoir la médiocrité de celui-ci, ni se laisser complètement persuader par la théorie de celui-là:

"Monsieur Sauveur reconnaît sans doute lui-même l'imperfection de la division en 43, puisqu'il la rectifie par des sous-divisions. Mais l'importance est de choisir le plus commode point pour la practique. "(op. cit., p. 132)


Sur son opinion dernière, qui est que les théoriciens doivent toujours avoir garde de ne pas négliger le côté artistique et pratique de la musique, sa lettre d'avril 1709 est révélatrice; elle mérite d'être largement citée:

"Ayant considéré un jour et examiné par les Logarithmes l'ancienne division de l'octave en 12 parties égales qu'Aristoxène suivoit déjà; et ayant remarqué combien ces intervalles également pris approchent les plus utiles de ceux de l'échelle ordinaire; j'ay crû que pour l'ordinaire on pourrait s'y tenir dans la practique; et quoyque les Musiciens et les oreilles délicates y trouveront quelque défaut sensible, presque tous les auditeurs n'en trouveront point, et en seront charmés. Cependant cela n'empêche point que les Musiciens ne retiennent tousjours et conservent les vrais intervalles je souhaiterois qu'on pensât un peu plus qu'on ne fait ordinairement, aux raisons de la practique et de ce qui plaist le plus dans les compositions, il y a quelques phrases pour ainsi dire, qui nous enlèvent partout où elles se trouvent. Parmi 100 airs, à peine puis j'en rencontrer un ou deux, que je trouve forts et nobles; et j'ay remarqué souvent, que ce que les gens du métier estimoient le plus, n'avoit rien qui touchât. La simplicité y fait souvent plus d'effect, que les ornemens empruntés. Qu'y a-t-il de plus simple que le chant de ce Texte : Ecce quomodo moritur justus cependant toutes les fois que je l'entends (comme je l'ay souvent entendu chanter pendant ce carême par les enfans de choeur dans les rues) j'en suis enlevé; et j'ay remarqué qu'encor les autres le trouvent fort et beau. " (op. cit. p. 147)




Un tempérament à intervalles justes et par division multiple :
"l'harmonium juste " de Helmholtz

Dès le début de cet article, on a pu constater que les commas syntonique et ditonique sont assez voisins (respectivement 81/80 et environ 74/73). Leur différence est le schisma (environ 886/885, soit à peu près 2 cents) pratiquement imperceptible, puisque l'oreille n'est sensible qu'à des rapports supérieurs à 2 cents. La petitesse de cet intervalle suggère à Helmholtz la construction d'un instrument "juste "à deux claviers, dans lequel une note comme si[-1] sera indentifiée à utb , ou mi[-1] à fab (la première est plus haute que la seconde). Helmholtz parle même de diminuer très légèrement les quintes qui mènent de fab à mi[-1] de manière à faire coïncider ces deux notes, mais d'ailleurs n'applique pas cette diminution, irréalisable dans la pratique [Helmholtz, trad. fr., pp. 416 sq. Au demeurant, Helmholtz se trompe, car en réalité il écrit qu'il faudrait augmenter les quintes. Il y a huit quintes ascendantes : de fab à ut, suivies d'une tierce majeure juste pour aboutir à mi[-1]. On pourrait aussi - Helmholtz ne le mentionne pas - répartir la diminution sur 12 quintes successives. Ceci n'aurait comme avantage que de rendre parfaitement juste les commas syntoniques d'intervalles comme lab[-1] - lab. Mais les tierces majeure ne seraient plus alors parfaitement justes. De toute manière, ceci revient à couper les cheveux en huit! Les différences entre une méthode d'accord et une autre ne portent en effet que sur des impondérables]. La présentation est un petit peu confuse (Helmholtz fait figurer le la[-1] et le ut à la fois dans les deux claviers. Il n'écrit pas explicitement les identités mi[-1] = fab , si[-1] = utb , etc.). On peut en tirer que chacun des deux claviers doit comprendre les notes suivantes (la diminution d'un comma syntonique est ici représentée par le soulignement):

clavier inférieur

ut ut# mib mi fa fa# sol lab la sib si =réb etc.
 

clavier supérieur

ut ut# mib mi fa fa# sol lab la sib si 
 

Helmholtz adopte cette disposition de manière à pouvoir jouer commodément une suite d'accords parfaits majeurs et mineurs justes. Mais à part cet avantage, cette disposition masque le véritable contenu de l'instrument. En réordonnant les notes (comme l'a fait Guéroult, le traducteur français de Helmholtz), on s'aperçoit que l'instrument contient deux séries de 12 notes à un comma près de distance les unes des autres : les mêmes notes que ci-dessus, les unes sans aucune altération (donc non soulignées), les autres abaissées d'un comma (donc toutes soulignées). A partir de là, il est possible de déterminer clairement quelle est l'étendue en modulations : pour les tonalités majeures on peut aller de utb (= si (souligné)) jusqu'à si (= utb )) par quintes ascendantes, soit 13 tonalités. L'étendue des tonalités mineures est un peu plus faible.
Eu égard aux trois exigences des tempéraments, cette invention de Helmholtz [Selon Barbour, op. cit. p. 111, Helmholtz a suivi une suggestion d'Euler (Tentamen novae theoriae musicae, 1739) ] n'est parfaitement satisfaisante que pour la justesse. Quant aux deux autres exigences, l'étendue des modulations, bien que large, reste finie et surtout les claviers ne sont guère jouables (encore que Helmholtz prétende avoir connu quelqu'un suffisamment habitué à son instrument juste pour en jouer "couramment "). Mais l'instrument a été conçu surtout à titre expérimental, afin de mesurer les effets produits sur l'oreille par les intervalles justes.

 

CONCLUSION

Tout ce qui précède ne représente qu'une bien mince partie d'un domaine de l'histoire de la théorie de la musique au contentieux particulièrement lourd. Il faut avouer d'ailleurs que le sujet, réduit strictement à lui-même, n'est pas aussi enthousiasmant que l'histoire de la musique proprement dite, ou simplement que l'histoire de l'harmonie. Mais, qu'on le veuille ou non, c'est un sujet nécessaire, inévitable, car les instruments à sons fixes existent et il faut bien savoir comment les accorder et savoir ce que l'on joue. Certes, un jugement purement scientifique, absolu, sur la "valeur " des divers tempéraments est tout à fait impossible. Les règles en matière d'esthétique ne sont pas de la même nature que celles des mathématiques ou des sciences de la nature. Mais le naturel joue aussi son rôle et il n'est donc pas vain d'aller à sa recherche. Classer et ordonner les tempéraments est une occupation qui présente des difficultés analogues à celles sur lesquelles on bute lorsqu'il s'agit d'établir des listes d'avancement du personnel dans une entreprise : on prend en compte une suite de critères, plus ou moins compatibles entre eux, en leur attribuant assez arbitrairement des coefficients (ancienneté, nombre d'enfants, titres, diplômes, publications, réalisations, etc.). En matière de tempéraments, il est indispensable de faire de même, sans se limiter à un seul critère (comme par exemple la suprématie du tempérament égal). Bien sûr, la pondération entre ces critères reste soumise à la subjectivité et n'est évidemment pas quantifiable. Néanmoins, nous aurons atteint notre but si nous avons pu amener le lecteur à croire, comme nous le pensons nous-même, que l'esprit scientifique est très bénéfique à ce genre d'étude.




REFERENCES

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TABLES